Éloïse

Que pouvait-il bien attendre ? Jamais Éloïse n’avait remarqué un homme qui lui plaisait autant. Non pas qu’il était particulièrement beau, selon les critères se voulant universels, mais il lui plaisait, à elle. Elle ne voyait dans la beauté des Hommes aucun rapport hiérarchique, selon lequel une personne serait plus belle qu’une autre, qui elle-même serait moins belle qu’une autre. Elle préférait conceptualiser la beauté comme un aspect trop subjectif pour y appliquer un quelconque critère de classement. Elle se savait utopiste sur ce point, mais dans ses pensées les plus romantiques, l’idée que chaque personne de ce monde possède son âme sœur quelque part lui plaisait beaucoup. Comme lui. Éloïse savait l’excitation qu’il devait développer, à cet instant précis, avant de venir lui parler. Elle se disait aussi qu’il attendait probablement volontairement pour qu’elle développe cette même excitation. Elle ne l’aurait jamais clamé, car elle était une personne profondément modeste, mais force était de constater que les hommes finissaient toujours par l’approcher. Tout en faisant mine d’écouter les récits trop banals de ses amis, elle le guettait du coin de l’œil. Il faisait de même, tel un fauve en embuscade. Elle projetait déjà sur lui ses premières hypothèses quant à son tempérament. Un diaporama d’images défilait sur la toile blanche et immaculée qu’était encore son corps. Éloquent, sûr de lui, peut-être intelligent, assurément dragueur. Voilà le portrait qu’elle lui attribuait, son instinct faisant foi, sans aucun élément rationnel.

L’attente se faisait longue, mais son assurance à l’égard de son issue n’en subissait aucune conséquence. Persuadée d’être épiée, Éloïse se surprit elle-même à repenser et modifier l’ensemble de son comportement. Le regard du jeune homme pesait contre elle, même quand il ne la regardait pas, et elle le voyait, même quand elle ne le regardait pas. Il influait sur elle malgré lui, appliquant puissamment son charme sur sa personnalité, marquant de son empreinte inconnue tout ce qui la constituait. Chacun de ses gestes, tout ce qu’elle faisait habituellement si bien sans y penser, était désormais réfléchi. Son subconscient jugeait dorénavant bon de lui dicter à voix haute ce qu’elle devait faire ou ne pas faire. Comment faudrait-il sourire ? Comment devrait-elle rire ? Comment faudrait-il se tenir ? Toutes ces questions jusqu’alors inabordées déferlaient maintenant sur elle. Pire, elle ne savait même plus comment rester sans rien faire. Tout devait être réappris. Les mouvements de son bras pour apporter son verre à ses lèvres étaient si imprécis, qu’elle manqua à plusieurs reprises de tacher sa robe. Elle ne parvenait plus à suivre la conversation de ses amis, reléguée au stade de lointains chuchotements, imperceptibles face au brouhaha de ses réflexions. Elle tanguait, cachant tant bien que mal son embarras, bousculée par cet étranger dont le seul tort était d’être présent.

Son cœur se serra quand elle le vit, dans sa vision périphérique, marquer un premier pas dans sa direction. Il se décidait finalement à avancer, se frayant un passage dans les hautes herbes que représentaient les autres invités. La mise au point de son appareil oculaire se focalisa sur lui, et le décor s’éloigna au second plan jusqu’à qu’on ne puisse plus en discerner les moindres détails. Les hurlements cessèrent et firent place au bruit sourd de ses pas sur le sol, puis de sa voix rauque.

« Quel âge as-tu ? » lui lança-t-il d’un air assuré. Cette approche très directe la conforta dans son a priori, lui donnant des ingrédients concrets pour alimenter les diapositives qui se mêlaient désormais aux traits de son interlocuteur. Tout se jouait maintenant. Éloïse avait une fraction de seconde pour décider si elle serait avenante ou distante. Une multitude de calculs habituels et inconscients se bousculaient dans sa tête afin d’opter pour la meilleure décision. À ces algorithmes s’ajoutaient aussi des éléments plus aléatoires, telle que son humeur, la journée qu’elle avait pu passer, ainsi que son ressenti, du moment et de la personne. La conclusion de ces machinations pouvait cette fois-ci se résumer par le simple énoncé suivant, seule représentation consciente qui subsistait dans son cerveau : c’est un dragueur, il faut garder ses distances. Le plan d’action qui en découlait, travaillé en un dixième de seconde, était le suivant : « Vieillis-toi et aies l’air désintéressée. » « 27 » répondit-elle. Le jeu de la séduction n’était pas un jeu d’honnêteté, mais plutôt le jeu de celui qui triche le mieux. Et lui, il allait tricher, elle le savait. Elle avait donc choisi son âge, en fonction de celui qu’elle lui aurait donné, à lui, soit trois ans de plus que le sien. Le rictus satisfait du jeune homme lui indiqua qu’elle ne s’était pas trompée.

Ils échangèrent encore quelques mots avant que le garçon ne prenne congé de son propre gré, de manière inhabituellement rapide et soudaine. Peut-être s’était-elle montrée trop froide, trop distante, décourageant trop vite son prétendant. Prise de cours, Éloïse tenta de se montrer plus douce, espérant secrètement que la discussion se prolonge ou reprenne plus tard. Ces efforts furent vains. Une fois l’échange terminé, la fête reprit de plus belle autour d’elle, et seulement autour d’elle. Éloïse regardait les évènements défiler à travers une vitre épaisse qui l’enfermait dans un torrent de réflexions. Il s’agissait d’ailleurs davantage de simples pensées que de véritables réflexions. Aucun élément rationnel ne pouvait intervenir dans son esprit, car elle ne connaissait rien de lui. Cependant, la simple remémoration de leur très courte discussion, et l’invention d’une suite plus satisfaisante, semblait monopoliser l’ensemble de ses neurones. Le garçon quitta la fête peu après lui avoir parlé. Que la vie était drôlement faite. Elle avait tout ce qu’elle avait toujours souhaité, et elle était en phase de réussir sa vie. Avec ses études, elle avait décroché un bel emploi avec l’ambition de gravir les échelons rapidement. En amour, tous les hommes la désiraient, et elle n’aurait qu’à choisir celui qui lui conviendrait le mieux de l’autre côté de la vitrine. C’est en tout cas ce qu’elle croyait jusqu’alors. Mais Lui, il arrivait dans sa vie et lui disait qu’il ne voulait pas d’elle. Cela bouleversait tous ses plans, et l’idée qu’elle lui porte une quelconque attention la décevait d’elle-même. Elle qui avait tout, elle se surprenait à désirer l’inconnu, le risque, le désir lui-même.

Éloïse était venue initialement pour voir ses amies, mais elle ne trouvait plus aucune motivation pour rester plus longtemps parmi elles. Elle prétexta un mal de tête pour quitter l’appartement à son tour. Ses amies, pour qui tout ce qui se tramait dans le cerveau d’Éloïse n’avait rien d’étranger, virent clair dans son invention. Marilou prêcha le faux pour savoir le vrai. « Tu n’aurais pas mal au cœur, plutôt que mal au ventre ? demanda-t-elle en ricanant. — Non, j’ai mal au ventre ! répondit spontanément Éloïse pour se défendre face à l’affront qu’elle lui portait en lui attribuant des motifs si grossiers. — Ah ? Je croyais que tu avais mal à la tête. » Toutes ses amies, soutien infaillible de Marilou qui riaient sans considération de la qualité de ses blagues, explosèrent de rire. « Vous m’énervez, je ne me sens pas bien, c’est tout », tenta Éloïse pour sauver la face. Elle quitta la fête en ignorant les hypothèses sur les raisons de son départ formulées à haute voix par ses amies. Éloïse les craignait, car elles étaient bien plus proches de la réalité que celles qu’elle avait pu évoquer. De plus, elle savait qu’elle allait devoir les réfuter à nouveau le lendemain, car Marilou était aussi sa collègue de travail, et elle préférait profiter de la nuit pour préparer sa réponse.

Éloïse rentra chez elle, au rez-de-chaussée d’une petite maison en périphérie de la ville. Elle poussa la porte avec le maximum de discrétion pour ne pas réveiller ses parents, et se dirigea calmement vers sa chambre. Elle enfila le corset qu’elle devait porter la nuit depuis ses huit ans. Son dos n’avait pas pu suivre la cadence d’une croissance trop longue et trop rapide. Son corset était venu l’aider. Elle avait d’abord eu du mal à le supporter. Les mousses bosselées de la solide structure de plastique lui rentraient dans le dos comme si quelqu’un appuyait constamment son poing derrière elle. Puis, au fil du temps, elle s’y était habituée. Elle ne pouvait pas dire qu’elle appréciait le porter, mais en son sein, elle se sentait protégée, fixée, guidée. Son médecin lui avait proposé d’arrêter de le mettre à ses dix-huit ans, quand elle eut fini sa croissance, ou de continuer un temps si elle en avait envie. La deuxième option avait été évoquée sur le ton de l’humour. Éloïse n’avait jamais arrêté. Elle y avait réfléchi, mais une raison obscure faisait qu’elle n’arrivait pas à changer cette habitude. Elle serra la première attache au niveau de sa taille, puis la deuxième, au niveau des côtes, et fixa enfin la dernière, entre les premières, qui se serrait à l’aide d’une vis plate. Enfin, elle acheva ce rituel quotidien en accrochant la fermeture qui se situait à la base de son cou, au-dessus du trou qui lui était laissé au niveau du thorax pour respirer. Elle se glissa sous la couette puis se tourna sur le côté, en glissant sa main droite sous son oreiller, comme pour soutenir sa tête. La partie supérieure de son corset, chargée de supporter ses aisselles, commença à s’enfoncer dans le creux de son épaule. C’était la position qu’elle affectionnait le plus, et qui lui rappelait ses nuits d’enfance, et probablement inconsciemment des souvenirs plus lointains. Cependant, elle ne pouvait plus s’endormir dans cette position, car elle se réveillait alors systématiquement avec le bras entièrement ankylosé, privé de tout apport sanguin par la pression exercée. Ainsi, elle avait pris l’habitude de s’autoriser un temps dans ce confort limité, puis de se tourner sur le dos pour s’endormir. Pourquoi le portait-elle encore ? Elle ne se posait même plus la question. Elle laissa ses pensées vagabonder, même si celles-ci ne semblaient pas avoir envie de perdre de temps, et se dirigèrent directement vers Lui.

Son réveil sonna une première fois. Elle avait pour habitude de s’accorder une dizaine de minutes de sommeil supplémentaires, après lesquelles elle avait programmé une nouvelle et dernière alarme. Son réveil sonna une seconde fois et elle se réveilla encore plus fatiguée. Elle l’éteignit et, comme tous les matins, elle se maudit de ne pas s’être levé la première fois. Elle s’assit au bord de son lit, et réfléchit à cette drôle d’habitude tout en retirant son corset. Au bout du compte, elle cédait d’abord à son intérêt apparent, puis s’inclinait devant son intérêt véritable lorsque celui-ci se faisait trop pressant. En faisant ainsi, elle s’infligeait de renoncer à un intérêt apparent encore plus grand, et de commencer sa journée dans de bien mauvaises dispositions. « L’intérêt apparent » était le nom qu’elle donnait à tout ce qu’elle avait envie de faire dans l’immédiat et qui, dans un très court terme, était souvent de loin ce qui lui procurerait le plus de plaisir. Il pouvait s’agir par exemple de manger une sucrerie, de jouer à un jeu peu instructif, ou encore, dans le cas présent, de repousser son réveil. « L’intérêt véritable », en revanche, était tout ce qu’elle n’avait pas nécessairement envie de réaliser dans l’immédiat, mais qui lui apporterait le plus de satisfaction sur le long terme. Bien-sûr, théoriquement, l’atteinte de l’intérêt véritable constituait un bonheur bien plus puissant et durable que la succession de plaisirs apparents. Il s’agissait, par exemple, de faire du sport, de lire des livres, ou encore, dans le cas présent, de se lever à l’heure. Elle savait qu’elle tirait ces concepts des cours de philosophie qu’elle avait suivi au lycée, sans réussir à se souvenir du philosophe en particulier qui les avait exposés ni des termes exacts qu’il avait employés. Ces deux intérêts n’étaient pas toujours incompatibles. Dans la mesure du possible, Éloïse privilégiait les situations qui alliaient les deux plaisirs, comme de faire du sport en s’amusant ou de lire des livres aussi prenants qu’enrichissants. En l’occurrence, il aurait fallu faire un choix tranché et se lever, mais cela lui avait semblé insurmontable.

Lorsqu’elle eut fini de s’habiller, elle ouvrit la porte de sa chambre, devant laquelle son chat l’attendait patiemment, comme chaque matin, pour se frotter au plus vite contre ses chevilles. Cette observation engendra son deuxième questionnement de la matinée. Tout en se dirigeant vers la cuisine, et en préparant son petit déjeuner habituel, elle se demanda pourquoi chaque matinée était unique alors qu’elles étaient toutes soumises à l’exact même enchaînement d’actions. Pourquoi, lorsqu’une même personne reproduit les mêmes gestes au même moment d’une journée et au même endroit, alors ce moment n’est-il jamais le même ? Elle plongea sa cuillère dans sa tasse pour mélanger le sucre qu’elle venait d’ajouter à son café, parce que c’était ce qu’elle faisait toujours. Dans ce sas conçu entre sommeil et éveil, les faits et gestes d’Éloïse n’étaient soumis à aucune variation, et auraient tout aussi bien pu être réalisés par un automate en pilote automatique. Au final, elle pouvait considérer que sa journée ne commençait qu’après ce rituel, lorsqu’elle arrivait au travail, et qu’elle était confrontée à de véritables choix impactant la suite des évènements. Cette idée lui déplut grandement dès qu’elle eut germée. Elle réalisa ainsi l’affection qu’elle portait à ce moment de solitude et d’introspection. C’était pour cette raison que, tout bien analysé, elle ne déprogramma pas son second réveil du lendemain, et continua à commencer ses journées par le confort et la sécurité qu’apportent les habitudes. C’était l’occasion rêvée d’avoir ce genre de réflexions, aussi profondes qu’infructueuses, et dont elle ne se souviendrait probablement que des grandes lignes une fois sortie du sas.

Elle se leva pour déposer sa vaisselle dans l’évier, encore songeuse, lorsqu’elle remarqua une assiette recouverte d’une serviette, posée sur la table où elle avait mangé. Un papier avait été placé dessus avec écrit « Pour ton petit déjeuner. Bonne journée ma chérie. Maman. ». Elle souleva le tissu et découvrit une vingtaine de biscuits qui lui avaient été préparés par sa mère. Elle regarda sa montre. Elle n’avait plus le temps pour prolonger son repas, ni même l’appétit. Elle se saisit du stylo qui avait servi à écrire le mot, et répondu brièvement « Je les mangerais en rentrant, merci maman. » et elle se dirigea vers la salle de bain pour se brosser les dents. C’est en découvrant son visage dans le miroir qu’Éloïse se remémora ses pensées de la veille. Les deux petits creux sous ses yeux trahissaient des réflexions qui l’avaient menée bien au-delà de l’horaire auquel elle avait espéré trouver le sommeil. Elle se souvint lutter contre son esprit qui s’obstinait à élaborer contre son gré des plans pour revoir le jeune homme dont elle ne connaissait que le visage et la voix. Elle se rappela également que, malgré ses efforts pour tourner ses pensées vers des sujets moins sollicitant émotionnellement, elle avait abouti à une idée à son sujet qu’elle s’était juré de ne pas oublier. Elle savait qu’elle avait même hésité à la noter, mais qu’elle avait finalement pensé qu’il était impossible de l’oublier. Et pourtant. Sa quête de remémoration la poursuivie tout au long de son départ et de son trajet en bus. Qu’avait-elle bien pu imaginer pour que son cerveau retienne davantage l’importance de ses pensées que les pensées elles-mêmes ?

Elle dut mettre un terme à ses réflexions pour saluer le jeune homme de l’accueil. Tous les matins, elle se reprochait intérieurement de ne jamais lui avoir demandé son nom. Cependant, plus le temps passait, et plus il aurait été gênant de le faire. Elle continuait donc de lui lancer un « Bonjour » très impersonnel en espérant un jour surprendre une conversation dans laquelle son nom serait évoqué. Il lui répondit et la suivit longtemps des yeux, avec une inhabituelle insistance. Cette attention qu'il lui porta amena Éloïse à s’arrêter aux toilettes pour vérifier que rien ne soit anormal sur sa tenue et son visage. Elle ne remarqua rien de particulier et se rendit à son bureau, saluant ses collègues sur son trajet de hochements de tête et de signes de la main.

« Bien dormi ? » lui lança Marilou à peine eut-elle déposé sa veste sur le dossier de sa chaise. Marilou occupait l’autre côté du bureau d’Éloïse, et il lui suffisait de se lever pour avoir un vis-à-vis direct. « Oui, très bien » exagéra un peu Éloïse, dans l’espoir infime de se soustraire ainsi à la question qui allait suivre. « T’as pas trop pensé à lui ? — À qui ? » risqua-t-elle avec le plus de détachement possible, dans une ultime tentative. Éloïse s’était surprise elle-même à apprécier ce garçon, et elle ne comprenait pas comment son intérêt pour Lui pouvait être d’une telle évidence pour ses copines. « Marilou ? Tu peux passer me voir s’il te plait ? » cria Isabelle à travers l’ouverture de la porte de son bureau. Isabelle était la supérieure des deux jeunes filles. C’était une personne juste, bienveillante, mais exigeante et peu indulgente. J’arrive, répondit Marilou avec obéissance, en attrapant un carnet et un stylo. Je ne t’oublie pas, toi, lança-t-elle à Éloïse en se dirigeant vers ses obligations. Le travail d’Éloïse consistait à commercialiser des dispositifs médicaux pour les hôpitaux. Cet emploi, qui pouvait paraître noble dans son intitulé, dissimulait en vérité des objectifs lucratifs au caractère peu éthique. Elle n’était pas toujours fondamentalement en accord avec les missions qu’on lui confiait, mais elle les effectuait sans contester. Un métier d’une telle responsabilité et qui lui fournissait une telle qualité de vie était une aubaine pour la jeune diplômée qu’elle était. Ces raisons suffisaient à se protéger de la culpabilité qui la guettait face aux nombreuses dissonances entre ses valeurs morales et ses actes. Sa journée se déroula comme à l’ordinaire, bien que parsemée de certains instants d’errance dans ses souvenirs de la veille. Quand Marilou sortit du bureau d’Isabelle, celle-ci lui avait confié une tâche qui l’occupa tout le reste de la journée. Éloïse pu ainsi vaquer à ses occupations, sans subir l’interrogatoire qu’elle s’était préparée à affronter.

Puis, alors que l’heure du weekend approchait, Éloïse ressentit une émulation autour d’elle. Elle leva la tête, et remarqua que la majorité de ses collègues étaient déjà levés. L’un deux portait des sacs de boulangeries qui semblaient emplis de pâtisseries, tandis qu’un autre tenait dans ses bras plusieurs bouteilles de soda et des verres en plastique. Que pouvait-il bien se passer ? « T’as signé la carte pour Gaëtan ? » lui demanda Marilou en lui tendant un bout de carton plié en deux, sur lequel était inscrit « Tu vas nous manquer ». « Euh… non. » À vrai dire, elle n’avait pas la moindre idée de qui pouvait bien être ce Gaëtan. Une chose était sûre cependant, on attendait d’elle qu’elle lui écrive un message d’au revoir. « Passe, je vais lui mettre un mot ». Tout en dissimulant son embarras, elle ouvrit et la carte et s’empressa de parcourir des yeux ce que ses collègues avaient rédigé. Elle était la dernière à ne pas avoir signé. Elle lut quelques bribes à la recherche d’indices : « Merci pour ton accueil », « tu es la première personne que j’ai vu en arrivant ici », « tu accueillais ceux qui arrivaient dans l’entreprise et tu accompagnais ceux qui la quittaient ». « Gaëtan », c’était donc cela, son nom, au jeune de l’accueil. Elle était contente d’avoir résolu le mystère en moins de temps qu’il n’eût fallu pour que Marilou la soupçonne d’enquêter. Éloïse saisit un stylo et reformula grossièrement ce qui avait déjà été écrit « Gaëtan, c’était chouette de te voir tous les matins avant de commencer la journée de boulot, et tous les soirs après les journées difficiles, tu vas nous manquer ! Bonne continuation. Éloïse. » Ce n’était pas très original mais déjà suffisamment affectueux pour quelqu’un dont elle avait appris le prénom dans la minute. On lui reprit la carte des mains et tout le monde se dirigea vers le pot de départ de Gaëtan. Éloïse suivit le mouvement.

La troupe marchait tranquillement vers l’accueil quand soudain, ses collègues s’engouffrèrent dans une porte qui bordait le dernier couloir avant d’arriver. « Gaëtan ! Tu vas nous manquer ! » s’exclamèrent les premiers arrivés, en déposant les mets et la carte sur un bureau derrière lequel se trouvait M. Tresalen, directeur des ressources humaines. Éloïse ne l’appelait jamais par son prénom, qu’elle ignorait d’ailleurs jusqu’alors, et n’était même pas certaine de lui avoir déjà adressé la parole. Avec cet inattendu changement de destinataire, les mots qu’elle avait écrits changeaient aussi brusquement de sens. M. Tresalen, fraîchement nommé Gaëtan, remercia chaleureusement sa petite audience en surjouant une surprise qui n’en était clairement pas une. Il affichait l'air que les hôtes arborent lorsqu’ils ouvrent leur porte et s’étonnent d’y trouver leurs propres invités. Il se saisit ensuite de la carte et commença à la parcourir des yeux. Elle sentit le sang monter à ses pommettes. Pourquoi avait-elle prétendu savoir de qui tout le monde parlait ? Pourquoi n’avait-elle pas tout simplement reconnu son ignorance ? Comme la veille, elle sentit une pression l’opprimer subitement. Elle réfléchissait de nouveau à tous ses faits et gestes, mais volontairement et cette fois dans l’optique inverse de repousser quiconque envisagerait de l’approcher. Sa stratégie fut de s’employer à constamment avoir une viennoiserie dans la bouche, pour s’excuser par geste de ne pas pouvoir répondre aux questions qu’on lui posait. Son plan fonctionna jusqu’à ce que le jeune de l’accueil, qui se trouvait également dans la pièce, s’approcha d'elle.

« Salut Éloïse, tu vas bien ? » lui lança-t-il. Il connaissait son nom, les mauvaises nouvelles continuaient de s’accumuler. Elle indiqua sa bouche pleine avec son doigt en haussant les sourcils et s’excusant du regard de ne pouvoir lui répondre. « Pardon, prends ton temps. » Elle était prise au piège. « Salut, ça va, répondit-elle après avoir fini sa bouchée. De manière générale ça va, même si aujourd’hui c’est l’une de ces journées qu’on aimerait oublier, dit-elle tout en surveillant M. Tresalen qui continuait de lire les attentions écrites à son égard. Dis-moi, tu sais pourquoi M. Tresalen quitte l’entreprise ? Il a été recruté ailleurs ? » Le jeune sembla à la fois surpris qu’elle embraie si vite sur un sujet précis, et content qu’elle souhaite échanger avec lui. Cela n’étonnait pas vraiment Éloïse, qui était une habituée de ce genre de situation. « Ah, tu n’es pas au courant ? Il arrête tout pour se dédier à son projet de devenir écrivain. Il va partir voyager tout en avançant son livre. Je crois qu’il a aussi d’autres projets en route. — Il délaisse tout pour ça ? Comment va-t-il pouvoir subvenir à ses besoins ? demanda Éloïse très surprise de la réponse. — Je ne sais pas, j’imagine qu’au début il va vivre sur ses économies. Après, si son projet fonctionne, il vivra de ça. C’est risqué. »

Éloïse avait du mal à concevoir que l’on puisse quitter un poste aussi important dans une aussi grosse entreprise pour se lancer dans un avenir aussi flou. Pour elle, c’était du gâchis. Combien de personnes rêveraient d’avoir sa place ? Combien de temps avait-il dédié à son métier pour en arriver là ? Si son aventure se révélait infructueuse, il ne pourrait pas faire marche arrière. Les recruteurs ne recherchent pas de pépites chez les sans-emplois. « Tu sais, moi non plus je n’ai pas eu une journée facile. » Il répondait à une question qu’Éloïse ne lui avait pas posée. M.Tresalen arrivait au bout de la carte, où se trouvait son mot. Ses yeux le regardaient maintenant, elle en était presque sûre. « Tu sais ce qui nous ferait du bien ? » questionna le jeune de l’accueil qui se tenait toujours devant elle, même s’il était invisible à ses yeux. Un air de surprise envahit soudainement le visage du directeur des ressources humaines. L’expression se mua rapidement en éclat de rire. « Qui a fait cette blague ? demanda-t-il autour de lui d’un air amusé. Je ne peux pas mettre cette carte sur ma cheminée, ça va m’attirer des ennuis. » Un collègue d’Éloïse se glissa à ses côtés pour regarder. « Ce qui nous ferait du bien, c’est d’aller boire un verre. Ça te dirait ? » Le pauvre homme de l’accueil posait désormais des questions auxquelles il répondait lui-même. Le collègue d’Éloïse qui était venu en aide à M. Tresalen leva brusquement le regard vers elle. « Je suis désolé, je dois y aller » lança-t-elle à qui voudrait l’entendre, et elle quitta prestement la pièce, laissant derrière elle plusieurs questions en suspens. C’est seulement une fois dans le bus qu’elle écouta ce que le jeune homme de l’accueil lui avait demandé. Elle avait cette faculté à entendre ce qu’on lui disait sans écouter. Elle stockait alors les paroles dans une écluse, qui se déversait dans son attention lorsqu’elle prenait le temps d’y repenser. Elle comprit qu’elle aurait plus d’une situation gênante à clarifier lundi matin. Heureusement, le week-end tombait à point nommé. Certes, tout le monde aura le temps d’extrapoler, mais elle aura plus de temps pour cogiter avant d’avoir à se justifier de ses actes. Et puis, M. Tresalen sera de toute façon parti, et il y avait peu de chance qu’elle le recroise de sitôt.

Lorsqu’elle rentra chez elle, elle tomba directement sur l’assiette de biscuits. Celle-ci lui était totalement sortie de la tête, et elle avait bien trop mangé à son travail pour en avoir envie. Derrière l’assiette, assise à table, se trouvait sa mère, une tasse de thé à la main. Tous les soirs de semaine, elle lui posait inlassablement la même question, comme si elle passait sa journée à s’inquiéter du sérieux de sa fille.

« Tu as bien travaillé ? Éloïse acquiesça d’un hochement de tête. C’est bien. Et mes biscuits alors, ils ne t’ont pas plu ? – Si ! Ça m’a fait plaisir, mais je les ai remarqués trop tard, et j’avais déjà mangé. – J’ai vu ton mot. Tu as fait une faute. Tu étais encore mal réveillée ? lui lança sa mère, taquine. – Oui, j’ai eu du mal ce matin. Qu’est-ce que j’ai écrit qui n’allait pas ? – « Je mangerai » s’écrit sans « s » au futur, sinon c’est du conditionnel, expliqua-t-elle. – Eh bien disons que c’était du conditionnel, répliqua Éloïse un peu agacée, et la condition, c’était de ne pas me goinfrer avec mes collègues, juste avant de rentrer. Maintenant je n’ai plus faim. Cette réponse amusa sa mère. – Si tu ne les manges pas, apporte-les donc à Claude. – Oh non, je n’ai pas le temps » tenta-t-elle vainement, pleinement consciente qu’elle avait déjà perdu cette bataille.

D’une part, elle ne souhaitait pas ajouter un moment qu’elle n’apprécierait pas à sa journée. Elle souhaitait que tout ce qu’elle fasse à partir de maintenant ne soit dicté que par son intérêt apparent. D’autre part, une partie d’elle espérait qu’il se passe quelque chose ce soir avec le garçon qu’elle avait rencontré la veille. Il hantait encore ses pensées malgré les évènements qui avaient suivi. Elle s’imaginait qu’il allait peut-être la recontacter, sans même considérer s’il avait un moyen pour le faire. Si elle y réfléchissait rationnellement, elle savait que les chances étaient maigres, mais ce qu’elle gagnerait si cela arrivait avait trop d’importance. Comme dans tout calcul de retour sur investissement, il fallait prendre en compte la probabilité de l’évènement, mais aussi la récompense qu’il apporterait s’il se produisait. Dans tous les cas, son envie surpassait la réflexion.

Claude était le propriétaire de la maison qu’ils habitaient. Il occupait l’étage supérieur de celle-ci, tandis que la famille d’Éloïse vivait au rez-de-chaussée. Deux entrées distinctes permettaient d’accéder à l’un ou l’autre côté de la maison, ce qui limitait les contacts entre les habitants du bas et celui du dessus. Claude ne sortait plus beaucoup. Tout ce qu’elle savait véritablement de lui, était qu’il était très âgé, et handicapé moteur par un grave accident dont elle ignorait les circonstances. Encore pleinement conscient dans sa tête, il continuait d’essayer de se déplacer à vélo ou même en voiture, mais non sans risque. À plusieurs reprises, des voisins étaient venus toquer à la porte pour raccompagner Claude qui était tombé en vélo, ou qui était resté bloqué dans sa voiture. Chaque mouvement était pour lui d’une grande difficulté. Il se déplaçait par de courts pas, traînant péniblement contre le sol chacun de ses pieds, comme si ces derniers pesaient plusieurs dizaines de kilos. Il avait également beaucoup de mal à s’exprimer, et il fallait que ses interlocuteurs soient patients et attentifs pour pouvoir discuter avec lui. Jusqu’à maintenant, Éloïse et Claude n’avaient eu l’occasion que d’échanger des banalités, davantage par politesse, lorsqu’ils se croisaient devant la maison, mais elle ne s'était jamais rendue à l'intérieur de sa demeure.

« Il faut prendre le temps de prendre le temps, lui répondit sa mère avec une fermeté maternelle couplant ordre et conseil, autorité et bienveillance. Je ne peux pas y aller moi-même, car je dois filer à mon cours de chant, et si tu n’y vas pas, ces biscuits seront gâchés. Amène-les-lui. Tu n’es pas obligée de t’éterniser, mais s’il te prend l’envie d’échanger quelques mots avec lui, tu verras qu’il est un homme passionnant, et je suis sûr que cela lui fera très plaisir. – OK, c’est bon, j’irai. – Sans “s” ? – Sans “s”. »

Elle toqua à la porte du propriétaire, et sortit immédiatement le livre qu’elle avait pris pour s’occuper. Étant donné la rapidité de déplacement de Claude, elle avait prévu une certaine attente avant qu’il parvienne à son entrée. De plus, elle avait pris le soin de taper avec réserve pour se laisser une chance que le vieil homme n’entende pas les coups. Le scénario dans lequel la porte restait close ne lui déplaisait pas. Elle pourrait alors partir sans perdre de temps, et sans la culpabilité de ne pas avoir essayé. C’était typiquement le genre de situation dans laquelle elle acceptait parfois l’échec un peu rapidement. Ne sachant dire non, ou s’opposer aux demandes des personnes à qui la société suggère d’obéir, le fait de se retrouver à réaliser des tâches qu’elle n’aimait pas était habituel chez elle. Sa stratégie, dans ces cas-là, était souvent de faire les choses à moitié, le plus rapidement et facilement possible. Si la possibilité de ne pas accomplir la besogne tout en ayant accepté la mission se présentait, alors elle optait toujours pour cette solution. Il s’agissait certes d’échouer dans l’atteinte du résultat final, mais par la faute d’une cause extérieure. Elle se dédouanait ainsi de toute responsabilité. Refuser la mettait mal à l’aise de par son éducation et sa nature, donc elle acceptait toujours, mais s’il existait une faille, elle s’engouffrait volontiers.

A peine eut-elle le temps de trouver la page à laquelle elle avait laissé sa lecture, que la poignée s’abaissa. La porte s’ouvrit dans un long grincement, et Claude passa sa tête dans l’entrebâillement. « Éloïse ! » lança-t-il avec toute l’exclamation et l’immédiateté que sa voix étouffée et tremblante pouvait transmettre. “Entre donc.” Elle était étonnée qu’il se souvienne de son nom, et qu’il puisse la reconnaître aussi facilement, depuis le temps qu’ils ne s’étaient pas croisés. « C’est gentil, mais je suis juste venue vous apporter… » Elle interrompit sa phrase en remarquant que le vieil homme avait déjà fait volte-face et commençait à s’enfoncer dans le couloir principal de sa maison, laissant la porte ouverte derrière lui en guise d’invitation. Elle s’avança et ferma la porte. « Frotte bien tes pieds avant d’entrer. » Tout en essuyant ses chaussures sur le paillasson de l’entrée, si sale qu’elle se demandait qui de ses semelles ou du tapis nettoyait l’autre, elle découvrit la cuisine qui se trouvait sur sa gauche.

La petite table placée au centre de la pièce était recouverte de boîtes de conserve et de bouteilles de panaché vides. Elle en tira davantage de mansuétude que de réprobation. Elle qui peinait souvent à se convaincre de desservir après avoir mangé, malgré sa lesteté, comprenait tout à fait qu’il ne trouve plus le courage de le faire avec sa condition. Confrontée à cette réalité, elle fut saisie par le souhait, si soudain et si fort, que ce pauvre homme parvienne au moins à se nourrir correctement. De longues brèches fendaient le vieux carrelage, qui disparaissait sous une épaisse couche de crasse aux extrémités de la pièce. La poubelle débordait de déchets, et Claude avait commencé à en disposer à côté, à même le sol. Elle remarqua aussi qu’une assiette était tombée par terre et s’était cassée en deux parties. Elle hésita un instant à s’avancer pour la ramasser, mais elle ne le fit pas. Il y aurait eu tellement à faire, qu’un acte qui paraissait habituellement si important et naturel, s’avérait dérisoire dans ce lieu. Ce qu’elle réfléchissait à entreprendre, à cet instant, par politesse ou par pitié, se heurtait à l’immensité de ce qui avait été laissé en suspens, depuis ce qui semblait être des millénaires. Elle se trouvait comme au beau milieu d’une décharge, encerclée de montagnes d’ordure, à délibérer pour savoir si elle devait ou non passer un coup de balai pour dépoussiérer. L’issue du débat était évidente, et elle ne culpabilisa aucunement de tourner le dos à cette ville inondée, plutôt que de tenter de l’écoper avec une cuillère à café.