3 – L’inconfort habituel

Éloïse était venue initialement pour voir ses amies, mais elle ne trouvait plus aucune motivation pour rester plus longtemps parmi elles. Elle prétexta un mal de tête pour quitter l’appartement à son tour. Ses amies, pour qui tout ce qui se tramait dans le cerveau d’Éloïse n’avait rien d’étranger, virent clair dans son invention. Marilou prêcha le faux pour savoir le vrai. « Tu n’aurais pas mal au cœur, plutôt que mal au ventre ? demanda-t-elle en ricanant. — Non, j’ai mal au ventre ! répondit spontanément Éloïse pour se défendre face à l’affront qu’elle lui portait en lui attribuant des motifs si grossiers. — Ah ? Je croyais que tu avais mal à la tête. » Toutes ses amies, soutien infaillible de Marilou qui riaient sans considération de la qualité de ses blagues, explosèrent de rire. « Vous m’énervez, je ne me sens pas bien, c’est tout », tenta Éloïse pour sauver la face. Elle quitta la fête en ignorant les hypothèses sur les raisons de son départ formulées à haute voix par ses amies. Éloïse les craignait, car elles étaient bien plus proches de la réalité que celles qu’elle avait pu évoquer. De plus, elle savait qu’elle allait devoir les réfuter à nouveau le lendemain, car Marilou était aussi sa collègue de travail, et elle préférait profiter de la nuit pour préparer sa réponse.

Éloïse rentra chez elle, au rez-de-chaussée d’une petite maison en périphérie de la ville. Elle poussa la porte avec le maximum de discrétion pour ne pas réveiller ses parents, et se dirigea calmement vers sa chambre. Elle enfila le corset qu’elle devait porter la nuit depuis ses huit ans. Son dos n’avait pas pu suivre la cadence d’une croissance trop longue et trop rapide. Son corset était venu l’aider. Elle avait d’abord eu du mal à le supporter. Les mousses bosselées de la solide structure de plastique lui rentraient dans le dos comme si quelqu’un appuyait constamment son poing derrière elle. Puis, au fil du temps, elle s’y était habituée. Elle ne pouvait pas dire qu’elle appréciait le porter, mais en son sein, elle se sentait protégée, fixée, guidée. Son médecin lui avait proposé d’arrêter de le mettre à ses dix-huit ans, quand elle eut fini sa croissance, ou de continuer un temps si elle en avait envie. La deuxième option avait été évoquée sur le ton de l’humour. Éloïse n’avait jamais arrêté. Elle y avait réfléchi, mais une raison obscure faisait qu’elle n’arrivait pas à changer cette habitude. Elle serra la première attache au niveau de sa taille, puis la deuxième, au niveau des côtes, et fixa enfin la dernière, entre les premières, qui se serrait à l’aide d’une vis plate. Enfin, elle acheva ce rituel quotidien en accrochant la fermeture qui se situait à la base de son cou, au-dessus du trou qui lui était laissé au niveau du thorax pour respirer. Elle se glissa sous la couette puis se tourna sur le côté, en glissant sa main droite sous son oreiller, comme pour soutenir sa tête. La partie supérieure de son corset, chargée de supporter ses aisselles, commença à s’enfoncer dans le creux de son épaule. C’était la position qu’elle affectionnait le plus, et qui lui rappelait ses nuits d’enfance, et probablement inconsciemment des souvenirs plus lointains. Cependant, elle ne pouvait plus s’endormir dans cette position, car elle se réveillait alors systématiquement avec le bras entièrement ankylosé, privé de tout apport sanguin par la pression exercée. Ainsi, elle avait pris l’habitude de s’autoriser un temps dans ce confort limité, puis de se tourner sur le dos pour s’endormir. Pourquoi le portait-elle encore ? Elle ne se posait même plus la question. Elle laissa ses pensées vagabonder, même si celles-ci ne semblaient pas avoir envie de perdre de temps, et se dirigèrent directement vers Lui.