7 – L’ignorance inavouée

Puis, alors que l’heure du weekend approchait, Éloïse ressentit une émulation autour d’elle. Elle leva la tête, et remarqua que la majorité de ses collègues étaient déjà levés. L’un deux portait des sacs de boulangeries qui semblaient emplis de pâtisseries, tandis qu’un autre tenait dans ses bras plusieurs bouteilles de soda et des verres en plastique. Que pouvait-il bien se passer ? « T’as signé la carte pour Gaëtan ? » lui demanda Marilou en lui tendant un bout de carton plié en deux, sur lequel était inscrit « Tu vas nous manquer ». « Euh… non. » À vrai dire, elle n’avait pas la moindre idée de qui pouvait bien être ce Gaëtan. Une chose était sûre cependant, on attendait d’elle qu’elle lui écrive un message d’au revoir. « Passe, je vais lui mettre un mot ». Tout en dissimulant son embarras, elle ouvrit et la carte et s’empressa de parcourir des yeux ce que ses collègues avaient rédigé. Elle était la dernière à ne pas avoir signé. Elle lut quelques bribes à la recherche d’indices : « Merci pour ton accueil », « tu es la première personne que j’ai vu en arrivant ici », « tu accueillais ceux qui arrivaient dans l’entreprise et tu accompagnais ceux qui la quittaient ». « Gaëtan », c’était donc cela, son nom, au jeune de l’accueil. Elle était contente d’avoir résolu le mystère en moins de temps qu’il n’eût fallu pour que Marilou la soupçonne d’enquêter. Éloïse saisit un stylo et reformula grossièrement ce qui avait déjà été écrit « Gaëtan, c’était chouette de te voir tous les matins avant de commencer la journée de boulot, et tous les soirs après les journées difficiles, tu vas nous manquer ! Bonne continuation. Éloïse. » Ce n’était pas très original mais déjà suffisamment affectueux pour quelqu’un dont elle avait appris le prénom dans la minute. On lui reprit la carte des mains et tout le monde se dirigea vers le pot de départ de Gaëtan. Éloïse suivit le mouvement.

La troupe marchait tranquillement vers l’accueil quand soudain, ses collègues s’engouffrèrent dans une porte qui bordait le dernier couloir avant d’arriver. « Gaëtan ! Tu vas nous manquer ! » s’exclamèrent les premiers arrivés, en déposant les mets et la carte sur un bureau derrière lequel se trouvait M. Tresalen, directeur des ressources humaines. Éloïse ne l’appelait jamais par son prénom, qu’elle ignorait d’ailleurs jusqu’alors, et n’était même pas certaine de lui avoir déjà adressé la parole. Avec cet inattendu changement de destinataire, les mots qu’elle avait écrits changeaient aussi brusquement de sens. M. Tresalen, fraîchement nommé Gaëtan, remercia chaleureusement sa petite audience en surjouant une surprise qui n’en était clairement pas une. Il affichait l'air que les hôtes arborent lorsqu’ils ouvrent leur porte et s’étonnent d’y trouver leurs propres invités. Il se saisit ensuite de la carte et commença à la parcourir des yeux. Elle sentit le sang monter à ses pommettes. Pourquoi avait-elle prétendu savoir de qui tout le monde parlait ? Pourquoi n’avait-elle pas tout simplement reconnu son ignorance ? Comme la veille, elle sentit une pression l’opprimer subitement. Elle réfléchissait de nouveau à tous ses faits et gestes, mais volontairement et cette fois dans l’optique inverse de repousser quiconque envisagerait de l’approcher. Sa stratégie fut de s’employer à constamment avoir une viennoiserie dans la bouche, pour s’excuser par geste de ne pas pouvoir répondre aux questions qu’on lui posait. Son plan fonctionna jusqu’à ce que le jeune de l’accueil, qui se trouvait également dans la pièce, s’approcha d'elle.