10 – Échouer pour ne pas refuser

Elle toqua à la porte du propriétaire, et sortit immédiatement le livre qu’elle avait pris pour s’occuper. Étant donné la rapidité de déplacement de Claude, elle avait prévu une certaine attente avant qu’il parvienne à son entrée. De plus, elle avait pris le soin de taper avec réserve pour se laisser une chance que le vieil homme n’entende pas les coups. Le scénario dans lequel la porte restait close ne lui déplaisait pas. Elle pourrait alors partir sans perdre de temps, et sans la culpabilité de ne pas avoir essayé. C’était typiquement le genre de situation dans laquelle elle acceptait parfois l’échec un peu rapidement. Ne sachant dire non, ou s’opposer aux demandes des personnes à qui la société suggère d’obéir, le fait de se retrouver à réaliser des tâches qu’elle n’aimait pas était habituel chez elle. Sa stratégie, dans ces cas-là, était souvent de faire les choses à moitié, le plus rapidement et facilement possible. Si la possibilité de ne pas accomplir la besogne tout en ayant accepté la mission se présentait, alors elle optait toujours pour cette solution. Il s’agissait certes d’échouer dans l’atteinte du résultat final, mais par la faute d’une cause extérieure. Elle se dédouanait ainsi de toute responsabilité. Refuser la mettait mal à l’aise de par son éducation et sa nature, donc elle acceptait toujours, mais s’il existait une faille, elle s’engouffrait volontiers.

A peine eut-elle le temps de trouver la page à laquelle elle avait laissé sa lecture, que la poignée s’abaissa. La porte s’ouvrit dans un long grincement, et Claude passa sa tête dans l’entrebâillement. « Éloïse ! » lança-t-il avec toute l’exclamation et l’immédiateté que sa voix étouffée et tremblante pouvait transmettre. “Entre donc.” Elle était étonnée qu’il se souvienne de son nom, et qu’il puisse la reconnaître aussi facilement, depuis le temps qu’ils ne s’étaient pas croisés. « C’est gentil, mais je suis juste venue vous apporter… » Elle interrompit sa phrase en remarquant que le vieil homme avait déjà fait volte-face et commençait à s’enfoncer dans le couloir principal de sa maison, laissant la porte ouverte derrière lui en guise d’invitation. Elle s’avança et ferma la porte. « Frotte bien tes pieds avant d’entrer. » Tout en essuyant ses chaussures sur le paillasson de l’entrée, si sale qu’elle se demandait qui de ses semelles ou du tapis nettoyait l’autre, elle découvrit la cuisine qui se trouvait sur sa gauche.

La petite table placée au centre de la pièce était recouverte de boîtes de conserve et de bouteilles de panaché vides. Elle en tira davantage de mansuétude que de réprobation. Elle qui peinait souvent à se convaincre de desservir après avoir mangé, malgré sa lesteté, comprenait tout à fait qu’il ne trouve plus le courage de le faire avec sa condition. Confrontée à cette réalité, elle fut saisie par le souhait, si soudain et si fort, que ce pauvre homme parvienne au moins à se nourrir correctement. De longues brèches fendaient le vieux carrelage, qui disparaissait sous une épaisse couche de crasse aux extrémités de la pièce. La poubelle débordait de déchets, et Claude avait commencé à en disposer à côté, à même le sol. Elle remarqua aussi qu’une assiette était tombée par terre et s’était cassée en deux parties. Elle hésita un instant à s’avancer pour la ramasser, mais elle ne le fit pas. Il y aurait eu tellement à faire, qu’un acte qui paraissait habituellement si important et naturel, s’avérait dérisoire dans ce lieu. Ce qu’elle réfléchissait à entreprendre, à cet instant, par politesse ou par pitié, se heurtait à l’immensité de ce qui avait été laissé en suspens, depuis ce qui semblait être des millénaires. Elle se trouvait comme au beau milieu d’une décharge, encerclée de montagnes d’ordure, à délibérer pour savoir si elle devait ou non passer un coup de balai pour dépoussiérer. L’issue du débat était évidente, et elle ne culpabilisa aucunement de tourner le dos à cette ville inondée, plutôt que de tenter de l’écoper avec une cuillère à café.