8 – L’écluse des sens

« Salut Éloïse, tu vas bien ? » lui lança-t-il. Il connaissait son nom, les mauvaises nouvelles continuaient de s’accumuler. Elle indiqua sa bouche pleine avec son doigt en haussant les sourcils et s’excusant du regard de ne pouvoir lui répondre. « Pardon, prends ton temps. » Elle était prise au piège. « Salut, ça va, répondit-elle après avoir fini sa bouchée. De manière générale ça va, même si aujourd’hui c’est l’une de ces journées qu’on aimerait oublier, dit-elle tout en surveillant M. Tresalen qui continuait de lire les attentions écrites à son égard. Dis-moi, tu sais pourquoi M. Tresalen quitte l’entreprise ? Il a été recruté ailleurs ? » Le jeune sembla à la fois surpris qu’elle embraie si vite sur un sujet précis, et content qu’elle souhaite échanger avec lui. Cela n’étonnait pas vraiment Éloïse, qui était une habituée de ce genre de situation. « Ah, tu n’es pas au courant ? Il arrête tout pour se dédier à son projet de devenir écrivain. Il va partir voyager tout en avançant son livre. Je crois qu’il a aussi d’autres projets en route. — Il délaisse tout pour ça ? Comment va-t-il pouvoir subvenir à ses besoins ? demanda Éloïse très surprise de la réponse. — Je ne sais pas, j’imagine qu’au début il va vivre sur ses économies. Après, si son projet fonctionne, il vivra de ça. C’est risqué. »

Éloïse avait du mal à concevoir que l’on puisse quitter un poste aussi important dans une aussi grosse entreprise pour se lancer dans un avenir aussi flou. Pour elle, c’était du gâchis. Combien de personnes rêveraient d’avoir sa place ? Combien de temps avait-il dédié à son métier pour en arriver là ? Si son aventure se révélait infructueuse, il ne pourrait pas faire marche arrière. Les recruteurs ne recherchent pas de pépites chez les sans-emplois. « Tu sais, moi non plus je n’ai pas eu une journée facile. » Il répondait à une question qu’Éloïse ne lui avait pas posée. M.Tresalen arrivait au bout de la carte, où se trouvait son mot. Ses yeux le regardaient maintenant, elle en était presque sûre. « Tu sais ce qui nous ferait du bien ? » questionna le jeune de l’accueil qui se tenait toujours devant elle, même s’il était invisible à ses yeux. Un air de surprise envahit soudainement le visage du directeur des ressources humaines. L’expression se mua rapidement en éclat de rire. « Qui a fait cette blague ? demanda-t-il autour de lui d’un air amusé. Je ne peux pas mettre cette carte sur ma cheminée, ça va m’attirer des ennuis. » Un collègue d’Éloïse se glissa à ses côtés pour regarder. « Ce qui nous ferait du bien, c’est d’aller boire un verre. Ça te dirait ? » Le pauvre homme de l’accueil posait désormais des questions auxquelles il répondait lui-même. Le collègue d’Éloïse qui était venu en aide à M. Tresalen leva brusquement le regard vers elle. « Je suis désolé, je dois y aller » lança-t-elle à qui voudrait l’entendre, et elle quitta prestement la pièce, laissant derrière elle plusieurs questions en suspens. C’est seulement une fois dans le bus qu’elle écouta ce que le jeune homme de l’accueil lui avait demandé. Elle avait cette faculté à entendre ce qu’on lui disait sans écouter. Elle stockait alors les paroles dans une écluse, qui se déversait dans son attention lorsqu’elle prenait le temps d’y repenser. Elle comprit qu’elle aurait plus d’une situation gênante à clarifier lundi matin. Heureusement, le week-end tombait à point nommé. Certes, tout le monde aura le temps d’extrapoler, mais elle aura plus de temps pour cogiter avant d’avoir à se justifier de ses actes. Et puis, M. Tresalen sera de toute façon parti, et il y avait peu de chance qu’elle le recroise de sitôt.