9 – La probabilité de l’irrationnel

Lorsqu’elle rentra chez elle, elle tomba directement sur l’assiette de biscuits. Celle-ci lui était totalement sortie de la tête, et elle avait bien trop mangé à son travail pour en avoir envie. Derrière l’assiette, assise à table, se trouvait sa mère, une tasse de thé à la main. Tous les soirs de semaine, elle lui posait inlassablement la même question, comme si elle passait sa journée à s’inquiéter du sérieux de sa fille.

« Tu as bien travaillé ? Éloïse acquiesça d’un hochement de tête. C’est bien. Et mes biscuits alors, ils ne t’ont pas plu ? – Si ! Ça m’a fait plaisir, mais je les ai remarqués trop tard, et j’avais déjà mangé. – J’ai vu ton mot. Tu as fait une faute. Tu étais encore mal réveillée ? lui lança sa mère, taquine. – Oui, j’ai eu du mal ce matin. Qu’est-ce que j’ai écrit qui n’allait pas ? – « Je mangerai » s’écrit sans « s » au futur, sinon c’est du conditionnel, expliqua-t-elle. – Eh bien disons que c’était du conditionnel, répliqua Éloïse un peu agacée, et la condition, c’était de ne pas me goinfrer avec mes collègues, juste avant de rentrer. Maintenant je n’ai plus faim. Cette réponse amusa sa mère. – Si tu ne les manges pas, apporte-les donc à Claude. – Oh non, je n’ai pas le temps » tenta-t-elle vainement, pleinement consciente qu’elle avait déjà perdu cette bataille.

D’une part, elle ne souhaitait pas ajouter un moment qu’elle n’apprécierait pas à sa journée. Elle souhaitait que tout ce qu’elle fasse à partir de maintenant ne soit dicté que par son intérêt apparent. D’autre part, une partie d’elle espérait qu’il se passe quelque chose ce soir avec le garçon qu’elle avait rencontré la veille. Il hantait encore ses pensées malgré les évènements qui avaient suivi. Elle s’imaginait qu’il allait peut-être la recontacter, sans même considérer s’il avait un moyen pour le faire. Si elle y réfléchissait rationnellement, elle savait que les chances étaient maigres, mais ce qu’elle gagnerait si cela arrivait avait trop d’importance. Comme dans tout calcul de retour sur investissement, il fallait prendre en compte la probabilité de l’évènement, mais aussi la récompense qu’il apporterait s’il se produisait. Dans tous les cas, son envie surpassait la réflexion.

Claude était le propriétaire de la maison qu’ils habitaient. Il occupait l’étage supérieur de celle-ci, tandis que la famille d’Éloïse vivait au rez-de-chaussée. Deux entrées distinctes permettaient d’accéder à l’un ou l’autre côté de la maison, ce qui limitait les contacts entre les habitants du bas et celui du dessus. Claude ne sortait plus beaucoup. Tout ce qu’elle savait véritablement de lui, était qu’il était très âgé, et handicapé moteur par un grave accident dont elle ignorait les circonstances. Encore pleinement conscient dans sa tête, il continuait d’essayer de se déplacer à vélo ou même en voiture, mais non sans risque. À plusieurs reprises, des voisins étaient venus toquer à la porte pour raccompagner Claude qui était tombé en vélo, ou qui était resté bloqué dans sa voiture. Chaque mouvement était pour lui d’une grande difficulté. Il se déplaçait par de courts pas, traînant péniblement contre le sol chacun de ses pieds, comme si ces derniers pesaient plusieurs dizaines de kilos. Il avait également beaucoup de mal à s’exprimer, et il fallait que ses interlocuteurs soient patients et attentifs pour pouvoir discuter avec lui. Jusqu’à maintenant, Éloïse et Claude n’avaient eu l’occasion que d’échanger des banalités, davantage par politesse, lorsqu’ils se croisaient devant la maison, mais elle ne s'était jamais rendue à l'intérieur de sa demeure.

« Il faut prendre le temps de prendre le temps, lui répondit sa mère avec une fermeté maternelle couplant ordre et conseil, autorité et bienveillance. Je ne peux pas y aller moi-même, car je dois filer à mon cours de chant, et si tu n’y vas pas, ces biscuits seront gâchés. Amène-les-lui. Tu n’es pas obligée de t’éterniser, mais s’il te prend l’envie d’échanger quelques mots avec lui, tu verras qu’il est un homme passionnant, et je suis sûr que cela lui fera très plaisir. – OK, c’est bon, j’irai. – Sans “s” ? – Sans “s”. »