6 – La dissonance accordée

Elle dut mettre un terme à ses réflexions pour saluer le jeune homme de l’accueil. Tous les matins, elle se reprochait intérieurement de ne jamais lui avoir demandé son nom. Cependant, plus le temps passait, et plus il aurait été gênant de le faire. Elle continuait donc de lui lancer un « Bonjour » très impersonnel en espérant un jour surprendre une conversation dans laquelle son nom serait évoqué. Il lui répondit et la suivit longtemps des yeux, avec une inhabituelle insistance. Cette attention qu'il lui porta amena Éloïse à s’arrêter aux toilettes pour vérifier que rien ne soit anormal sur sa tenue et son visage. Elle ne remarqua rien de particulier et se rendit à son bureau, saluant ses collègues sur son trajet de hochements de tête et de signes de la main.

« Bien dormi ? » lui lança Marilou à peine eut-elle déposé sa veste sur le dossier de sa chaise. Marilou occupait l’autre côté du bureau d’Éloïse, et il lui suffisait de se lever pour avoir un vis-à-vis direct. « Oui, très bien » exagéra un peu Éloïse, dans l’espoir infime de se soustraire ainsi à la question qui allait suivre. « T’as pas trop pensé à lui ? — À qui ? » risqua-t-elle avec le plus de détachement possible, dans une ultime tentative. Éloïse s’était surprise elle-même à apprécier ce garçon, et elle ne comprenait pas comment son intérêt pour Lui pouvait être d’une telle évidence pour ses copines. « Marilou ? Tu peux passer me voir s’il te plait ? » cria Isabelle à travers l’ouverture de la porte de son bureau. Isabelle était la supérieure des deux jeunes filles. C’était une personne juste, bienveillante, mais exigeante et peu indulgente. J’arrive, répondit Marilou avec obéissance, en attrapant un carnet et un stylo. Je ne t’oublie pas, toi, lança-t-elle à Éloïse en se dirigeant vers ses obligations. Le travail d’Éloïse consistait à commercialiser des dispositifs médicaux pour les hôpitaux. Cet emploi, qui pouvait paraître noble dans son intitulé, dissimulait en vérité des objectifs lucratifs au caractère peu éthique. Elle n’était pas toujours fondamentalement en accord avec les missions qu’on lui confiait, mais elle les effectuait sans contester. Un métier d’une telle responsabilité et qui lui fournissait une telle qualité de vie était une aubaine pour la jeune diplômée qu’elle était. Ces raisons suffisaient à se protéger de la culpabilité qui la guettait face aux nombreuses dissonances entre ses valeurs morales et ses actes. Sa journée se déroula comme à l’ordinaire, bien que parsemée de certains instants d’errance dans ses souvenirs de la veille. Quand Marilou sortit du bureau d’Isabelle, celle-ci lui avait confié une tâche qui l’occupa tout le reste de la journée. Éloïse pu ainsi vaquer à ses occupations, sans subir l’interrogatoire qu’elle s’était préparée à affronter.