5 – Le sas de l'automate

Lorsqu’elle eut fini de s’habiller, elle ouvrit la porte de sa chambre, devant laquelle son chat l’attendait patiemment, comme chaque matin, pour se frotter au plus vite contre ses chevilles. Cette observation engendra son deuxième questionnement de la matinée. Tout en se dirigeant vers la cuisine, et en préparant son petit déjeuner habituel, elle se demanda pourquoi chaque matinée était unique alors qu’elles étaient toutes soumises à l’exact même enchaînement d’actions. Pourquoi, lorsqu’une même personne reproduit les mêmes gestes au même moment d’une journée et au même endroit, alors ce moment n’est-il jamais le même ? Elle plongea sa cuillère dans sa tasse pour mélanger le sucre qu’elle venait d’ajouter à son café, parce que c’était ce qu’elle faisait toujours. Dans ce sas conçu entre sommeil et éveil, les faits et gestes d’Éloïse n’étaient soumis à aucune variation, et auraient tout aussi bien pu être réalisés par un automate en pilote automatique. Au final, elle pouvait considérer que sa journée ne commençait qu’après ce rituel, lorsqu’elle arrivait au travail, et qu’elle était confrontée à de véritables choix impactant la suite des évènements. Cette idée lui déplut grandement dès qu’elle eut germée. Elle réalisa ainsi l’affection qu’elle portait à ce moment de solitude et d’introspection. C’était pour cette raison que, tout bien analysé, elle ne déprogramma pas son second réveil du lendemain, et continua à commencer ses journées par le confort et la sécurité qu’apportent les habitudes. C’était l’occasion rêvée d’avoir ce genre de réflexions, aussi profondes qu’infructueuses, et dont elle ne se souviendrait probablement que des grandes lignes une fois sortie du sas.

Elle se leva pour déposer sa vaisselle dans l’évier, encore songeuse, lorsqu’elle remarqua une assiette recouverte d’une serviette, posée sur la table où elle avait mangé. Un papier avait été placé dessus avec écrit « Pour ton petit déjeuner. Bonne journée ma chérie. Maman. ». Elle souleva le tissu et découvrit une vingtaine de biscuits qui lui avaient été préparés par sa mère. Elle regarda sa montre. Elle n’avait plus le temps pour prolonger son repas, ni même l’appétit. Elle se saisit du stylo qui avait servi à écrire le mot, et répondu brièvement « Je les mangerais en rentrant, merci maman. » et elle se dirigea vers la salle de bain pour se brosser les dents. C’est en découvrant son visage dans le miroir qu’Éloïse se remémora ses pensées de la veille. Les deux petits creux sous ses yeux trahissaient des réflexions qui l’avaient menée bien au-delà de l’horaire auquel elle avait espéré trouver le sommeil. Elle se souvint lutter contre son esprit qui s’obstinait à élaborer contre son gré des plans pour revoir le jeune homme dont elle ne connaissait que le visage et la voix. Elle se rappela également que, malgré ses efforts pour tourner ses pensées vers des sujets moins sollicitant émotionnellement, elle avait abouti à une idée à son sujet qu’elle s’était juré de ne pas oublier. Elle savait qu’elle avait même hésité à la noter, mais qu’elle avait finalement pensé qu’il était impossible de l’oublier. Et pourtant. Sa quête de remémoration la poursuivie tout au long de son départ et de son trajet en bus. Qu’avait-elle bien pu imaginer pour que son cerveau retienne davantage l’importance de ses pensées que les pensées elles-mêmes ?