Ilyas

Il se devait de la séduire. Non pas qu’elle lui plaisait particulièrement, à lui, personnellement, mais plutôt parce qu’un homme « comme lui » se devait de tenter sa chance avec une femme « comme elle ». Cette mission lui incombait comme un devoir qu’il ne saurait refuser. Ilyas se représentait la valeur des Hommes avec beaucoup de verticalité, et une femme comme elle était l’équivalent de son supérieur hiérarchique esthétique. Quant au responsable de cette injustice, il aimait accuser « le monde », « la vie », ou « l’humain » et ainsi ne pas remettre en cause cette réalité, aussi inconvenante pour lui eut-elle été. Il était tel un chômeur se devant de se montrer actif dans la recherche d’emploi pour continuer à toucher l’allocation de la reconnaissance de ses pairs. L’autre raison pour laquelle il ne luttait pas outre mesure face à l’arbitraire absence de choix qui s’abattait sur lui, résidait dans l’excitation qu’il éprouvait dans la réalisation de cette tâche. Ilyas n’était pourtant pas excessivement doué dans cet exercice, mais il se sentait stimulé par la maigre potentialité de réussite, ainsi que par l’évidente progression qu’il en dégagerait dans tous les cas. D’autre part, il se demandait si son rôle, à elle, dans cette scène que trop habituelle, était plus enviable que le sien. Elle avait probablement consacré sa vie entière à accueillir les déferlements intéressés de belles paroles à son égard, ou de châtiments visant à attirer son attention par tous les moyens. Elle avait sûrement appris à décrypter les messages maladroitement cachés, dans les dires qui ne lui étaient pas toujours adressés, mais toujours destinés.

« A-t-elle déjà été dans l’autre rôle, de celui qui doit impressionner ? » se demandait Ilyas. Il l’imaginait se retrouver dans la peau de celui qui est jugé. Connaissait-elle ce sentiment d'abandon, de celui qui s'en remet à la décision de l'Homme devenu monarque le temps d'un échange ? Avait-elle déjà vu sa prestation, dont la qualité n'importe pas plus que l'humeur du juge, balayée d’une flagrante inattention, ou récompensée d’un sourire bon marché ? Que cette réalité existe ou non, et aussi peu probable qu’elle soit, cette image le rassurait avant le dur labeur dans lequel il allait se lancer. Cette image rendait cette fille plus atteignable, plus humaine. Elle logeait certes dans une plus belle pièce que lui, mais elle habitait au même étage. Ilyas avait aussi entendu récemment la théorie du « paradoxe du plus beau », selon laquelle les plus belles personnes ne seraient pas nécessairement les plus abordées, car jugées trop inaccessibles. C’était la raison même qui expliquait pourquoi l’école recevant le plus de candidatures d’étudiants n’était pas la plus prestigieuse, mais les trois ou quatre juste derrière. La découverte de ce phénomène surprenant avait fait naître chez Ilyas un opportunisme insoupçonné et il s’était juré de ne désormais plus s’appliquer aucune barrière. Cela étant dit, c’était aujourd’hui un château-fort qui se dressait devant lui, et il restait difficile de se convaincre de foncer les yeux fermés dans ses douves, pariant sur le fait que le pont levis s’abaissera devant lui au moment fatidique.

Ilyas, qui gardait donc les yeux bien ouverts, l’observa un moment pour déceler des indices avant de l’approcher. Évidemment, elle ne le regardait pas en retour et, pire, elle ne laissait rien paraître. Elle écoutait ses amies et ne prononçait pas un mot, plongée dans leurs récits. Il aurait aimé qu’Elle pose les yeux sur lui, rien qu’une seconde, et qu’Elle le surprenne à la scruter. Cela l’aurait forcé à approcher. Tant qu’elle ne le faisait pas, Ilyas envisageait encore la possibilité de ne pas s’avancer. Il croisa son regard, sûrement par hasard, mais il sentit une poussée dans son dos qui le força à faire le premier pas. Une fois la marche enclenchée, il n’y avait pas de retour possible. Il était à bord d’un train lancé sur ses rails. Les impacts réguliers d’épaules contre ses bras subsistaient comme le seul indice d’une autre trace de vie dans la pièce. Les yeux de la jeune fille étaient désormais braqués sur lui, comme si Elle essayait de le dissuader de la mauvaise idée qu’il s’apprêtait à entreprendre. Il était trop tard. « Quel âge as-tu ? » risqua-t-il timidement. Il aimait cette approche originale mais compréhensible, directe mais innocente, déguisement prêt à porter d’assurance dont il manquait. « 27. » répondit-elle, presque instantanément, sans une once d’hésitation, et comme ayant littéralement prononcé le point qui clôturait ce qui ne pouvait même pas se vanter d’être une phrase. « 3 ans de plus que moi », songea-t-il, comme rassuré de trouver si vite une raison valable de s’échapper de cette mission. Après tout, il n’était pas venu ici pour s’exposer aux coups de fouet. Il avait fait son devoir, mais cette différence d’âge lui donnait un motif suffisant pour abandonner son poste. Désormais, il n’allait faire que diriger subtilement la discussion vers son terme, par pure politesse, pour retourner à ses occupations. Durant ces derniers instants d’échange, il remarqua qu’Elle fit mine qu’il ne l’avait pas dérangé, et lui fut reconnaissant pour cela. Elle était probablement gentille, ou, au pire, apitoyée, mais certainement pas méchante.

Il était conscient de la chance qui lui était donnée de pouvoir se préoccuper d’aimer quelqu’un, mais cela l’ennuyait profondément. Cela était pourtant, à l’échelle planétaire, un luxe rare que ne pouvait s’octroyer que ceux qui avaient la chance de se trouver en haut de la pyramide de Maslow. Lui avait été propulsé au sommet de celle-ci, à peine était-il déjà né. Au rez-de-chaussée, se trouvent les besoins physiologiques, essentiels à la survie, tels que la possibilité de se nourrir. Il n’avait jamais eu à s’inquiéter de cela, et il avait fallu qu’on lui apprenne que cela n’était pas acquis pour tout le monde pour qu’il le conçoive. Au premier étage, se situe le besoin de sécurité, comme celui de se loger. Or, il avait grandi dans une grande maison, peuplée de bonnes personnes, de bons sentiments, et d’alarmes anti-vol. Au deuxième niveau, on retrouve le besoin d’appartenance à des groupes sociaux. Sa scolarisation et son inscription dans des clubs d’activités dès son plus jeune âge s’étaient chargées de cela sans qu’il n’ait eu à s’en soucier. C’était donc au pied de l’avant-dernier échelon qu’il avait été déposé à sa naissance, celui de la reconnaissance au sein de ces groupes sociaux. Pour cela, il avait dû agir, mais ce n’était pas chose ardue pour lui, et cela non plus n’avait jamais été une véritable préoccupation. Il avait cette capacité à s’adapter à toutes les situations, que certains appellent « intelligence sociale », qui le faisait être apprécié sans égard au contexte. Il en était donc rendu au sommet de cette pyramide, au pied du glacier de l’accomplissement de soi, dont l’hostilité n’a d’égal que la fierté et l’admiration qu’on en retire en le gravissant.

Cela était bien entendu considéré comme une chance, mais dans un autre sens, sa seule marge de manœuvre pour accéder au bonheur était réduite. Il savait de Spinoza que l’Homme n’est dans la joie que dans la progression ou « l’accession à un niveau de perfection supérieur ». Dès lors, naître à un stade si avancé de la vie n’était plus tant une fortune. Cela signifiait alors que l’étendue de la progression disponible était moindre, et l’étendue de la régression plus grande. L’homme n’est pas heureux dans la richesse mais dans l’enrichissement, dans le temps ou dans l’espace. Dans le temps, c’est être plus riche qu’auparavant. Dans l’espace, c’est d’être plus riche que son voisin. Bien évidemment, la « richesse » ne traite pas nécessairement ici de la simple richesse financière. La richesse, c’est posséder quelque chose, mais cela peut être un objet, un talent, une famille, un projet, des amis, ou encore l’amour. En ne prenant que cette idée en compte, alors celui qui n’a rien, et qui trouve de la nourriture, ou un lit pour la nuit, n’est-il pas plus heureux que celui qui a tout, et qui ne trouve rien ? Il osait donc parfois se demander si naître avec autant de privilèges était par conséquent une chance ou un malheur. Bien sûr, il se gardait bien d’exprimer cette pensée pour laquelle il aurait été jeté aux oubliettes des « enfants gâtés », figure de détestation suprême, porte-drapeau des ingrats « qui ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont ». Ilyas se savait coupable d’avoir eu accès à un niveau de quiétude que d’autres ne peuvent pas atteindre, et cela sans même se battre. Ainsi, Ilyas s’attardait plutôt à rappeler sans cesse la chance qui lui avait été donnée, et condamnait impitoyablement au cachot ceux de sa classe, toutes choses étant égales par ailleurs, qui ne témoignaient pas de la même reconnaissance.

L’accomplissement de soi était, de fait, le seul objectif qu’il lui restait. Ce n’était pas un hasard si, dans son milieu, la question la plus fréquemment posée aux enfants était « que voudrais-tu faire comme métier plus tard » ? Il fallait désormais qu’il « réussisse » sa vie. Mais l’idée de réussite dans la vie, encore une fois, lui posait question. Il lui semblait que réussir, dans l’inconscient collectif, était en fait l’idée de parvenir à entrer dans les standards. En amour, il s’agissait de construire un couple, peut-être se marier, et avoir des enfants. Pour le travail, il fallait trouver un emploi, qui paye convenablement, et permet de prospérer. Or, sa conception à lui de la réussite, bien que l’on ne lui soupçonnait guère une telle ambition, était bien au-delà du simple fait de se fondre dans les normes. Il n’était en quête que d’une seule chose, si simple à formuler, si facile à concevoir, et de réputation si accessible : le bonheur. Telle était sa mission, et il ne se penchera sur les sujets d’amour et de travail qu’à travers l’unique prisme de son accomplissement. La plupart des gens qu’il connaissait avaient atteint ces deux chimères, ou luttaient corps et âme pour y parvenir, et pensaient ainsi avoir compris comment gagner le jeu de la vie. L’expression « gagner sa vie », utilisée si fréquemment pour désigner « gagner de l’argent », en disait long. Ils se trompaient, car ils oubliaient l’essentiel, la finalité, et se focalisaient sur ce qui ne devrait être que des moyens.

Deux chemins, bien différents l’un de l’autre, pouvaient le mener à son but ultime : la simplicité ou l’extraordinaire. Il avait pour lui un positivisme rare qui l’amenait à apprécier au plus haut point possible tout ce que la vie lui proposait d’appréciable. Il savait aussi tourner des situations dites mauvaises en autant d’opportunités ouvrant sur un meilleur avenir. Ainsi, il avait le bagage requis pour choisir le premier sentier, celui de la simplicité. Le principal obstacle sur cette route, était le « beau », duquel il fallait souvent parvenir à se dédouaner. Tout élément devait être traité de par sa valeur la plus fondamentale, celle rattachée au besoin qu’il permet de satisfaire. Dans ce schéma, le pratique est loué bien avant l’élégant. C’est l’allée de la sobriété, ce raccourci si efficace vers le bonheur, puisqu’il évite les détours du « trop » et se focalise sur le nécessaire. Celle-ci appartient aux êtres rationnels, capables de pragmatisme intraitable en toute circonstance. Ilyas faisait partie de cette communauté, et encore une fois, il considérait cela comme une chance.

Pour l’autre voie, celle de l’extraordinaire, il ne désespérait pas de l’emprunter un jour. En vérité, s’il devait parier, il pensait que c’était dans cette direction que son futur allait prendre un tournant, tôt ou tard, mais il en ignorait la raison. Il souhaitait un grand avenir, et l’attendait avec une rare sérénité, sans jamais se demander si un grand avenir souhaitait de lui. Pour y parvenir, il offrait à la vie de petites ouvertures en lançant divers projets, rarement aboutis, mais qui nourrissaient l’éventualité de se laisser un jour emporter dans un destin hors des normes. Le fait que son ambition soit celle qu’elle était, les objectifs habituels d’autrui, ceux qui motivaient son entourage, lui paraissaient superflus. Il n’y portait que peu d’intérêt, les traitant dans le meilleur des cas comme une première étape d’un long chemin, si ce n’était pas une étape inutile. Cette logique étant incompréhensible pour ses proches, ils interprétaient sa gestion de vie comme de la feignantise, de l’incapacité, ou même, paradoxalement, comme du manque d’ambition.

En vérité, il était familier avec ce qui aurait contribué à hausser sa valeur sociale dans le regard des autres, mais il préférait ne pas en parler. Il gardait pour lui aussi bien sa capacité à trouver du travail, que son habileté pour plaire aux filles qu’il rencontrait. Ceux qui ne l’apprenaient jamais le trouvaient bizarre, à faible valeur sociale, loin d’imaginer qu’on puisse remporter ces trophées sans en parler. Tandis que ceux qui l’apprenaient malgré lui, l’élevaient alors au rang d’humilité ultime. Il n’était pourtant pas modeste, mais ne comprenait pas la manière dont étaient sélectionnées les choses dont on devait se vanter. Pourquoi fallait-il revendiquer le titre de dragueur ou de travailleur ? Quant aux choses pour lesquelles il aurait compris qu’on se vante, il trouvait que le faire dénaturerait automatiquement l’action première. Être généreux, c’était selon lui quelque chose de bien, mais l’être pour augmenter sa valeur sociale, cela altèrerait quelque peu la bonté originelle. De toute manière, il n’aurait su comment l’amener dans une discussion, par pudeur, et cela lui paraissait contre nature. Encore une fois, il aimait que ceux qui le connaissent peu ou le découvrent, ne sachent pas directement ce qu’il y a de mieux chez lui, tout comme l’on cache ordinairement ce qu’il y a de pire. Il avait l’impression ainsi de donner une image plus honnête de lui-même, et de laisser ses interlocuteurs prendre une décision moins biaisée quant à leur souhait ou non d’approfondir sa connaissance. Il aimait brouiller les éléments qui pourraient faciliter la compréhension d’autrui à son égard. Il voulait que ceux qui puissent le définir au mieux ne soient que ses proches, en ayant appris à le connaître au cours d’un long enseignement. Selon la personne qu’il rencontrait et son humeur, il prenait un point de départ différent et le suivait dans un premier temps, avant de montrer ses autres facettes.

Il rentra à l’endroit qu’il aimait appeler « chez lui ». En réalité, il savait que ce ne pourrait plus être « chez lui » très longtemps, tant les deux propriétaires des lieux souhaitaient son départ. Cette volonté était grandissante, et les preuves de celle-ci se faisaient de plus en plus fréquentes. Leur plan était en marche, et il se doutait de la finalité, l’envisageait même, mais se refusait de trop y penser. « C’est pour ton bien » disait toujours la vieillarde, ce qui ne faisait que nourrir son envie de rester, alimentée désormais d’un zeste d’esprit de contradiction. En effet, la raison pour laquelle son entourage semblait persuadé de connaître mieux que lui les notions de « bon » et de « mauvais » le concernant, lui échappait et le contrariait. Il aurait probablement pu s’offrir la chance de posséder davantage d’explications, s’il ne limitait pas le temps de dialogue à l’escalade des marches de l’escalier. Il connaissait d’avance la tournure qu’aurait prise la discussion s’il lui laissait une chance et il considérait cela comme une perte de temps, et ce pour deux raisons. La première était parce que cela aurait donné lieu à un débat trop subjectif, et il ne se mêlait jamais aux débats trop subjectifs, tant ils ne menaient jamais à la moindre avancée, et laissaient souvent les deux parties en mauvais termes. La seconde résidait dans le fait qu’il était persuadé d’avoir raison sur le sujet, et de connaître la vérité. Ainsi, la seconde raison confortait la première, qui elle-même confortait la seconde.

Il ne savait que trop bien que, normalement, il devrait être largement en âge de partir vivre sa vie de son côté, il devrait même en avoir envie. Cependant, il savait aussi qu’il était différent, et que cela ne s’appliquait pas à son cas. Difficile d’expliquer cela à la personne dont la hantise depuis sa naissance fût qu’il le soit, justement, différent. « Je sais, m’man. » répondait-il alors en coup de vent.

Inutile de s’attarder outre mesure. Il ne prenait ni le temps de retirer ses affaires dans le vestibule, ni de bavasser sur sa journée, et s’assurait surtout de sauter une marche sur trois pour rejoindre son cocon au plus vite. Après 24 ans de vie dans cette demeure, il y avait probablement encore nombre de marches qu’il n’avait jamais foulées. Il aimait d’ailleurs imaginer des escaliers avec de plus grandes marches, tant il était inutile de rythmer son périple d’autant d’étapes superflues. En fait, c’était un peu l’histoire de sa vie, d’espérer des escaliers avec de plus grandes marches. Tout allait toujours trop lentement, tout demandait toujours trop de temps. Les marches de l’escalier étaient à ses vieux parents ce que les heures de classes étaient à ses camarades, utiles, mais trop nombreuses et trop faciles à gravir pour lui.

Sa chambre, tout de même, ce ne pouvait être que chez lui. Chaque parcelle des 14 m² qui lui avait été attribué, tel un droit de naissance pour lequel il se savait chanceux, reflétait l’homme qu’il était. Celui, un tant soit peu observateur et disposé à observer, qui entrait dans son havre de paix, pouvait tout apprendre de lui. Les photos, accrochées au mur, relataient l’importance qu’il portait à sa famille ainsi qu’à ses amis. Il avait pris soin que le nombre d’occurrence de chaque personne dans l’histoire que narraient ces images, soit proportionnel à l’affection qu’il lui portait. Ses liens interpersonnels, tout comme le reste, étaient hiérarchisés de manière scrupuleuse. Pour lui, ce fonctionnement était une évidence, et il espérait secrètement que son entourage fasse de même, et qu’il soit placé en haut de certaines pyramides voisines. À cette place seulement, l’idée de dévouement pouvait alors être entraperçue. Chez les barreaux inférieurs, il ne fallait chercher selon lui que du plaisir et du profit. Aussi, il était convaincu qu’une relation ne pouvait être saine que lorsque les deux individus représentaient la même valeur dans la tête et dans le cœur des deux corps. Malheureusement, cela n’arrive que très rarement, et c’est ce qui, à son sens, crée des conflits.

Le livre poussiéreux posé sur sa table de nuit en disait long également. Certes, il trahissait d’abord son désamour pour la lecture tout comme celui pour le ménage. Cependant, il exposait aussi son ambition passive, en suspens, d’un jour s’octroyer un savoir plus grand en se plongeant dans les puits de culture que les livres représentaient pour lui. Il chérissait cet état d’apprentis qui accompagnait ses yeux au fil des lignes, mais il avait beaucoup de mal avec le processus de lecture. Rapidement, il se surprenait à compter les pages qu’il avait déjà parcourues, comme le font les enfants à l’école lorsqu’ils sont obligés d’étudier des ouvrages. C’est ce rapport qu’il avait à la lecture. Alors, il avait trouvé d’autres canaux pour se cultiver, et ne culpabilisait pas outre mesure de la fine couche de particules qui recouvrait la première de couverture. Il existait pourtant une raison pour laquelle il aurait préféré être un lecteur aguerri : il avait le goût de l’écriture. Malheureusement, on lui avait toujours rappelé, sa mère en première ligne, que pour pouvoir écrire, il fallait lire. Donc, il n’écrivait pas non plus. De la même manière, il trouvait d’autres canaux pour exprimer sa créativité d’écrivain, tels que les paroles de musique, de discours, de lettres d’amour et d’amitié, parfois même de poésie, pour lesquels tout le monde reconnaissait toujours qu’il excellait. Les aptitudes requises étaient incontestablement similaires, mais aucun diplôme n’était demandé pour s’y atteler, contrairement à l’écriture de livre, réservée à l’élite de « ceux qui lisent », et échangent dans les cafés au sujet de leurs dernières lectures, ne ressentant aucun besoin de préciser le nombre de pages que contenaient ces dernières. Il y avait comme cela des activités que l’on pouvait, selon lui, pratiquer modestement, en tant qu’amateur éclairé, et d’autres pour lesquelles cela était impossible. Personne n’écrit de livre modestement, il faut être ambitieux, connaisseur, implacable.