3 – La pyramide de Maslow

Il était conscient de la chance qui lui était donnée de pouvoir se préoccuper d’aimer quelqu’un, mais cela l’ennuyait profondément. Cela était pourtant, à l’échelle planétaire, un luxe rare que ne pouvait s’octroyer que ceux qui avaient la chance de se trouver en haut de la pyramide de Maslow. Lui avait été propulsé au sommet de celle-ci, à peine était-il déjà né. Au rez-de-chaussée, se trouvent les besoins physiologiques, essentiels à la survie, tels que la possibilité de se nourrir. Il n’avait jamais eu à s’inquiéter de cela, et il avait fallu qu’on lui apprenne que cela n’était pas acquis pour tout le monde pour qu’il le conçoive. Au premier étage, se situe le besoin de sécurité, comme celui de se loger. Or, il avait grandi dans une grande maison, peuplée de bonnes personnes, de bons sentiments, et d’alarmes anti-vol. Au deuxième niveau, on retrouve le besoin d’appartenance à des groupes sociaux. Sa scolarisation et son inscription dans des clubs d’activités dès son plus jeune âge s’étaient chargées de cela sans qu’il n’ait eu à s’en soucier. C’était donc au pied de l’avant-dernier échelon qu’il avait été déposé à sa naissance, celui de la reconnaissance au sein de ces groupes sociaux. Pour cela, il avait dû agir, mais ce n’était pas chose ardue pour lui, et cela non plus n’avait jamais été une véritable préoccupation. Il avait cette capacité à s’adapter à toutes les situations, que certains appellent « intelligence sociale », qui le faisait être apprécié sans égard au contexte. Il en était donc rendu au sommet de cette pyramide, au pied du glacier de l’accomplissement de soi, dont l’hostilité n’a d’égal que la fierté et l’admiration qu’on en retire en le gravissant.

Cela était bien entendu considéré comme une chance, mais dans un autre sens, sa seule marge de manœuvre pour accéder au bonheur était réduite. Il savait de Spinoza que l’Homme n’est dans la joie que dans la progression ou « l’accession à un niveau de perfection supérieur ». Dès lors, naître à un stade si avancé de la vie n’était plus tant une fortune. Cela signifiait alors que l’étendue de la progression disponible était moindre, et l’étendue de la régression plus grande. L’homme n’est pas heureux dans la richesse mais dans l’enrichissement, dans le temps ou dans l’espace. Dans le temps, c’est être plus riche qu’auparavant. Dans l’espace, c’est d’être plus riche que son voisin. Bien évidemment, la « richesse » ne traite pas nécessairement ici de la simple richesse financière. La richesse, c’est posséder quelque chose, mais cela peut être un objet, un talent, une famille, un projet, des amis, ou encore l’amour. En ne prenant que cette idée en compte, alors celui qui n’a rien, et qui trouve de la nourriture, ou un lit pour la nuit, n’est-il pas plus heureux que celui qui a tout, et qui ne trouve rien ? Il osait donc parfois se demander si naître avec autant de privilèges était par conséquent une chance ou un malheur. Bien sûr, il se gardait bien d’exprimer cette pensée pour laquelle il aurait été jeté aux oubliettes des « enfants gâtés », figure de détestation suprême, porte-drapeau des ingrats « qui ne se rendent pas compte de la chance qu’ils ont ». Ilyas se savait coupable d’avoir eu accès à un niveau de quiétude que d’autres ne peuvent pas atteindre, et cela sans même se battre. Ainsi, Ilyas s’attardait plutôt à rappeler sans cesse la chance qui lui avait été donnée, et condamnait impitoyablement au cachot ceux de sa classe, toutes choses étant égales par ailleurs, qui ne témoignaient pas de la même reconnaissance.