1 – Le paradoxe du plus beau

Il se devait de la séduire. Non pas qu’elle lui plaisait particulièrement, à lui, personnellement, mais plutôt parce qu’un homme « comme lui » se devait de tenter sa chance avec une femme « comme elle ». Cette mission lui incombait comme un devoir qu’il ne saurait refuser. Ilyas se représentait la valeur des Hommes avec beaucoup de verticalité, et une femme comme elle était l’équivalent de son supérieur hiérarchique esthétique. Quant au responsable de cette injustice, il aimait accuser « le monde », « la vie », ou « l’humain » et ainsi ne pas remettre en cause cette réalité, aussi inconvenante pour lui eut-elle été. Il était tel un chômeur se devant de se montrer actif dans la recherche d’emploi pour continuer à toucher l’allocation de la reconnaissance de ses pairs. L’autre raison pour laquelle il ne luttait pas outre mesure face à l’arbitraire absence de choix qui s’abattait sur lui, résidait dans l’excitation qu’il éprouvait dans la réalisation de cette tâche. Ilyas n’était pourtant pas excessivement doué dans cet exercice, mais il se sentait stimulé par la maigre potentialité de réussite, ainsi que par l’évidente progression qu’il en dégagerait dans tous les cas. D’autre part, il se demandait si son rôle, à elle, dans cette scène que trop habituelle, était plus enviable que le sien. Elle avait probablement consacré sa vie entière à accueillir les déferlements intéressés de belles paroles à son égard, ou de châtiments visant à attirer son attention par tous les moyens. Elle avait sûrement appris à décrypter les messages maladroitement cachés, dans les dires qui ne lui étaient pas toujours adressés, mais toujours destinés.

« A-t-elle déjà été dans l’autre rôle, de celui qui doit impressionner ? » se demandait Ilyas. Il l’imaginait se retrouver dans la peau de celui qui est jugé. Connaissait-elle ce sentiment d'abandon, de celui qui s'en remet à la décision de l'Homme devenu monarque le temps d'un échange ? Avait-elle déjà vu sa prestation, dont la qualité n'importe pas plus que l'humeur du juge, balayée d’une flagrante inattention, ou récompensée d’un sourire bon marché ? Que cette réalité existe ou non, et aussi peu probable qu’elle soit, cette image le rassurait avant le dur labeur dans lequel il allait se lancer. Cette image rendait cette fille plus atteignable, plus humaine. Elle logeait certes dans une plus belle pièce que lui, mais elle habitait au même étage. Ilyas avait aussi entendu récemment la théorie du « paradoxe du plus beau », selon laquelle les plus belles personnes ne seraient pas nécessairement les plus abordées, car jugées trop inaccessibles. C’était la raison même qui expliquait pourquoi l’école recevant le plus de candidatures d’étudiants n’était pas la plus prestigieuse, mais les trois ou quatre juste derrière. La découverte de ce phénomène surprenant avait fait naître chez Ilyas un opportunisme insoupçonné et il s’était juré de ne désormais plus s’appliquer aucune barrière. Cela étant dit, c’était aujourd’hui un château-fort qui se dressait devant lui, et il restait difficile de se convaincre de foncer les yeux fermés dans ses douves, pariant sur le fait que le pont levis s’abaissera devant lui au moment fatidique.