5 – La valeur sociale

En vérité, il était familier avec ce qui aurait contribué à hausser sa valeur sociale dans le regard des autres, mais il préférait ne pas en parler. Il gardait pour lui aussi bien sa capacité à trouver du travail, que son habileté pour plaire aux filles qu’il rencontrait. Ceux qui ne l’apprenaient jamais le trouvaient bizarre, à faible valeur sociale, loin d’imaginer qu’on puisse remporter ces trophées sans en parler. Tandis que ceux qui l’apprenaient malgré lui, l’élevaient alors au rang d’humilité ultime. Il n’était pourtant pas modeste, mais ne comprenait pas la manière dont étaient sélectionnées les choses dont on devait se vanter. Pourquoi fallait-il revendiquer le titre de dragueur ou de travailleur ? Quant aux choses pour lesquelles il aurait compris qu’on se vante, il trouvait que le faire dénaturerait automatiquement l’action première. Être généreux, c’était selon lui quelque chose de bien, mais l’être pour augmenter sa valeur sociale, cela altèrerait quelque peu la bonté originelle. De toute manière, il n’aurait su comment l’amener dans une discussion, par pudeur, et cela lui paraissait contre nature. Encore une fois, il aimait que ceux qui le connaissent peu ou le découvrent, ne sachent pas directement ce qu’il y a de mieux chez lui, tout comme l’on cache ordinairement ce qu’il y a de pire. Il avait l’impression ainsi de donner une image plus honnête de lui-même, et de laisser ses interlocuteurs prendre une décision moins biaisée quant à leur souhait ou non d’approfondir sa connaissance. Il aimait brouiller les éléments qui pourraient faciliter la compréhension d’autrui à son égard. Il voulait que ceux qui puissent le définir au mieux ne soient que ses proches, en ayant appris à le connaître au cours d’un long enseignement. Selon la personne qu’il rencontrait et son humeur, il prenait un point de départ différent et le suivait dans un premier temps, avant de montrer ses autres facettes.

Il rentra à l’endroit qu’il aimait appeler « chez lui ». En réalité, il savait que ce ne pourrait plus être « chez lui » très longtemps, tant les deux propriétaires des lieux souhaitaient son départ. Cette volonté était grandissante, et les preuves de celle-ci se faisaient de plus en plus fréquentes. Leur plan était en marche, et il se doutait de la finalité, l’envisageait même, mais se refusait de trop y penser. « C’est pour ton bien » disait toujours la vieillarde, ce qui ne faisait que nourrir son envie de rester, alimentée désormais d’un zeste d’esprit de contradiction. En effet, la raison pour laquelle son entourage semblait persuadé de connaître mieux que lui les notions de « bon » et de « mauvais » le concernant, lui échappait et le contrariait. Il aurait probablement pu s’offrir la chance de posséder davantage d’explications, s’il ne limitait pas le temps de dialogue à l’escalade des marches de l’escalier. Il connaissait d’avance la tournure qu’aurait prise la discussion s’il lui laissait une chance et il considérait cela comme une perte de temps, et ce pour deux raisons. La première était parce que cela aurait donné lieu à un débat trop subjectif, et il ne se mêlait jamais aux débats trop subjectifs, tant ils ne menaient jamais à la moindre avancée, et laissaient souvent les deux parties en mauvais termes. La seconde résidait dans le fait qu’il était persuadé d’avoir raison sur le sujet, et de connaître la vérité. Ainsi, la seconde raison confortait la première, qui elle-même confortait la seconde.

Il ne savait que trop bien que, normalement, il devrait être largement en âge de partir vivre sa vie de son côté, il devrait même en avoir envie. Cependant, il savait aussi qu’il était différent, et que cela ne s’appliquait pas à son cas. Difficile d’expliquer cela à la personne dont la hantise depuis sa naissance fût qu’il le soit, justement, différent. « Je sais, m’man. » répondait-il alors en coup de vent.