13 – La relativité

« Je suis arrivé en France à l’âge de 13 ans, et mon travail a d’abord été de survivre. » Éloïse n’avait aucune idée qu’il n’était pas né en France, mais ne posa pas la question de son origine, par peur de demander une information qu’elle était présumée connaître. « Je n’ai jamais intégré le circuit scolaire, qui était pourtant la principale motivation de mes parents pour m’envoyer ici. Ils m’avaient laissé une certaine somme pour que je puisse rejoindre n’importe quelle école. Cet argent, je l’ai dépensé en trois jours. Le premier jour, j’ai acheté de quoi manger, m’habiller, et j’ai payé les deux mois de loyer que mon propriétaire demandait pour la location de la chambre de bonne dans laquelle j’avais emménagé. Ainsi, j’étais en sécurité. Je me souviens me coucher heureux. Je me souviens me demander s’il existait plus grand bonheur que celui de la sérénité. Je me souviens m’endormir dans une couverture de quiétude comme je n’en avais jamais eu auparavant. »

« Le deuxième jour, je suis parti découvrir le pays que l’on m’avait présenté comme le paradis depuis ma triste enfance, et que l’on me donnait aujourd’hui l’occasion d’embrasser. Je me suis promené dans les montagnes enneigées, j’ai visité Paris, je me suis baigné dans la mer. » À ce stade, Éloïse se demanda si la chronologie était exacte ou s’il s’agissait d’une métaphore. « Ce jour-là, j’ai rencontré mes premiers amis français. Ils m’ont introduit à leur culture en me servant un verre de vin, pour ensuite me présenter des aspects bien plus méconnus de ce pays. J’ai appris ses lois, ses coutumes, ses préférences, mais surtout, son humour. J’amusais mes nouveaux compagnons d’une manière que je ne pouvais expliquer. La seule chose que je pouvais observer, c’est qu’il riait beaucoup. Je revois mes lèvres se mouvoir toutes seules dans mon lit, alors que je me remémorais mes dires de la journée, et la réaction si affectueuse de mes compères. Je me voyais déjà humoriste, comédien, acteur. L’inimaginable se produisait : j’étais encore plus heureux que la veille. C’est à ce moment que j’ai commencé à concevoir qu’un bonheur plus grand existe toujours, et paradoxalement, à appréhender le lendemain, car mes attentes à son égard seraient désormais élevées. » Il s’agissait définitivement d’une métaphore, se dit-elle.

« Mais pourquoi créer quand ce qui nous entoure dépasse les limites de l’imagination ? Le troisième jour, j’ai investi le reste de mon argent dans un appareil dernier cri, pour photographier la vie qui m’entourait. J’étais fasciné par le pouvoir de la photographie. Le monde étranger et parfois farouche que j’étais en train de découvrir se couchait docilement dans l’humble et atonique fenêtre entre mes mains. Le temps défile, la vie fourmille et je choisissais de mon doigt de l’arrêter là où bon me semblait. Chaque photo racontait une histoire, chaque cliché était un fragment de vérité. Les visages anonymes dans les rues, les paysages urbains contrastés, les petits détails qui échappaient à la plupart des gens, étaient tous préservés par mon objectif. »

« Malheureusement, on n’est pas rémunéré en fonction de l’amour que l’on porte à ce qu’on fait. À vrai dire, on n’est même pas vraiment rémunéré selon la qualité de ce qu’on produit. Les photographes qui vendaient à l’époque faisaient partie d’une liste très restreinte de noms très célèbres. J’ai fait passer ma passion devant mon assiette et mon lit pendant un temps, puis j’ai fini par jeter les armes. Il fallait revenir à des besoins plus fondamentaux. J’ai fini par me résoudre à hypothéquer mon appareil, pour de nouveau manger et dormir dans des draps propres. Je ne me rappelle pas avoir déjà été aussi malheureux que ce jour-là. J’avais la sensation d’avoir tout perdu, et d’être très seul. J’avais pourtant tout autant que le jour de mon arrivée en France, et la dernière fois, j’étais heureux, je le savais et je m’en souvenais. Mais la dernière fois, je venais du bas, et je ne connaissais pas l’étage supérieur, alors que cette fois-ci, je venais du haut, et je savais ce qui se trouvait en dessous de mon plancher. Or, ma décadence, aussi vertigineuse fut-elle, n’avait pas encore atteint son point de chute. »