12 – Le clown triste

Claude regarda l’intérieur des verres et laissa échapper une moue qui dénonçait son insatisfaction. Il se releva à l’aide des accoudoirs, retourna lentement au meuble et saisit un vieux torchon. Éloïse se releva également, comme par réflexe, prête à aider ou intervenir à la moindre perte d’équilibre. « Elles sont poussiéreuses » formula-t-il en essuyant l’intérieur des tasses, dans la limite de ce que sa motricité lui permettait d’entreprendre. Éloïse apprécia l’initiative, et elle se moqua que la réalisation ne fut guère à la hauteur de l’ambition. Cet acte si simple mais si difficile à entreprendre pour son propriétaire, et à la fois si bienveillant, ne fit qu’augmenter la compassion d’Éloïse à son égard. À peine eut-elle le temps de se demander si elle souhaitait boire du vin, que son verre était déjà servi. L’enchaînement des événements ne lui avait pas laissé le temps de se poser la question, à laquelle elle aurait probablement répondu par le négatif. « C’est une très bonne bouteille » précisa Claude, comme s’il avait remarqué la perplexité d’Éloïse et cherchait à lui assurer qu’il avait fait le bon choix pour elle. Il leva lentement le verre à sa bouche, puis l’inclina délicatement, jusqu’à ce que le bout de son nez trempe dedans, et il commença à boire. Elle goûta le vin à son tour. Elle n’y connaissait rien, mais elle eut l’impression qu’il était délicieux. Elle se demanda si cela était dû à la réelle qualité du vin, ou aux circonstances dans lesquelles elle le buvait et à l’avis de Claude.

« Vous avez des enfants ? demanda-t-elle, cherchant la réponse à la question qui trottait toujours dans un coin de sa tête, de savoir comment Claude se débrouillait-il seul. – J’ai mis au monde des êtres humains, si c’est là ta question, mais je n’ai pas d’enfants. » La réponse glaça le sang de la jeune fille, malgré la goutte rouge qui pendait au bout du nez de son interlocuteur qui aurait pu lui donner un caractère comique. Éloïse s’empressa de prendre une gorgée de vin, sans oser demander de plus amples détails. Elle préféra chercher un nouveau sujet de conversation.

« Vous faisiez quoi comme travail ? – On peut se tutoyer non ? proposa-t-il. Éloïse comprit qu’il était quelqu’un d’une grande assurance, malgré la prononciation hasardeuse qui se hissait aujourd’hui devant ses propos. – Oui, bien-sûr. Alors, que faisais-tu comme travail ? – Tu as du temps ? J’ai eu une longue vie, et je ne peux pas te fournir de réponse simple. Éloïse ne sut s’il demandait cela par politesse et prévention, ou s’il essayait de se soustraire à une tâche qui lui demanderait trop d’effort. Elle opta pour la première option, poussée par sa curiosité grandissante. – Ne vous en faites pas. Je veux dire, ne t’en fais pas. J’ai tout mon temps. » Elle n’aurait jamais imaginé prononcer une phrase pareille quelques dizaines de minutes plus tôt.