11 – Miséricorde

À droite de la porte d’entrée se trouvait une grande salle, qui eût été un spacieux salon, si celle-ci n’avait pas été entièrement remplie de meubles en désordre. Éloïse passa la tête par-dessus le fauteuil qui barrait l’entrée pour observer l’intérieur. Elle nota aléatoirement la présence d’une bibliothèque renfermant des dizaines de livres, un amoncellement de tableaux aux cadres baroques, et un réfrigérateur ouvert et vide mais encore branché. Cette scène, qui n’aurait été en rien surprenante chez une personne en plein emménagement, l’était beaucoup plus chez un propriétaire habitant les lieux depuis plus de 40 ans. Les yeux de la jeune fille parcouraient le décor à toute vitesse, comme s’ils tenaient à remarquer les moindres détails de cet étonnant spectacle, dévorant la découverte d’un inconnu qui se trouvait être encore plus étrange qu’elle ne l’aurait imaginé. Lorsqu’elle se redressa, Claude n’était plus dans le couloir. Elle se demanda alors combien de temps elle avait passé à explorer les premières pièces de la maison. Elle ressentit une gêne en se demandant si sa stupéfaction avait pu être perçue par le propriétaire. Elle espérait qu’il ne l’avait pas observée, sans qu’elle n’y prête attention, et prit la disposition de désormais cacher son étonnement quant aux prochaines surprises que lui réservait sans aucun doute la suite de la visite.

Éloïse s’avança dans l’unique direction qui s’offrait à elle, jusqu’à la porte suivante. Elle retrouva Claude dans un nouveau salon, bien plus ordonné que le précédent. Sur la table basse au milieu de la pièce, attendait une bouteille de vin ouverte, comme s’il l’avait débouchée en sachant que quelqu’un viendrait. Il était en train de chercher des verres dans un meuble qui lui arrivait à hauteur de ventre. Il plia les jambes et le dos pour voir à l’intérieur, dans une position pour le moins instable. Éloïse posa l’assiette de biscuits à côté du vin et s’avança derrière lui comme par instinct. Elle vue juste car, en essayant d’attraper les verres à pied les plus reculés, Claude commença à partir en arrière. En position de parade, Éloïse rattrapa délicatement le vieil homme, qui se laissa tomber comme s’il savait qu’elle serait là. Elle l’aida à se relever, en poussant fort sur ses jambes, plaquant son visage contre l’arrière de son crâne. Était-il propre ? C’est la question qui s’immisça dans la tête d’Éloïse à cet instant précis. Il ne pouvait probablement plus se laver, ni même se changer seul, mais peut-être que quelqu’un venait l’aider. Dès qu’elle eut surpris la présence de cette pensée dans son esprit, elle la chassa avec un grand sentiment de honte. Comment cela pouvait-il être sa principale préoccupation, lorsque celle du pauvre homme était déjà de tenir debout ? Elle s’en voulut beaucoup de réfléchir à cela.

À peine fut-il redressé, qu’il reprit sa recherche comme si rien ne s’était passé. Éloïse ne put s’empêcher d’esquisser un sourire empli d’ambivalence. D’un côté, l’accumulation de situations toutes plus improbables les unes que les autres commençait à l’amuser. D’un autre côté, elle se demandait maintenant comment le vieil homme parvenait à survivre, seul et si maladroit. Le rejet de son propre manque d’empathie mena Éloïse sur le chemin de la miséricorde. Elle proposa son aide à Claude, et, sans attendre de retour de sa part, passa furtivement devant lui pour attraper deux beaux verres à pied qu’elle lui mit dans les mains. Il la remercia et s’installa dans l’un des fauteuils présents autour de la table basse. Il essaya de formuler une invitation à s’asseoir, qu’elle devina davantage grâce à ses gestes qu’à ses paroles, si difficiles à déchiffrer. Elle prit place dans un grand siège à droite de Claude. En face d’eux, un immense poste de télévision était allumé et projetait des faisceaux lumineux dans toute la pièce. Derrière eux, une fenêtre donnait sur le jardin d’Éloïse. Elle comprit alors la provenance des couleurs qui éclairaient parfois l’extérieur la nuit. Deux immenses enceintes, presque aussi grandes que la jeune fille, se dressaient de part et d’autre de l’écran. Elle comprit également pourquoi elle entendait souvent la musique si fort dans leur cuisine, qui se trouvait juste en dessous de cette salle.