14 – Les épluchures

« Après avoir travaillé en tant que peintre chez un patron qui oubliait de me payer, je me suis rapidement retrouvé à vivre dehors. Pour me nourrir, j’allais de poubelles en poubelles pour trouver des restes. Un jour, j’ai rencontré Pierre, qui vivait derrière le local poubelles d’une immense propriété. Il m’expliqua que sa sœur, Andréa, travaillait ici en tant que cuisinière. Le propriétaire, M. Millon, était un homme d’une immense richesse qui vivait dans la demeure avec sa femme, ses trois filles, les maris de celles-ci, et tous ses petits enfants. Toute la famille Millon était végétarienne, et j’apprenais là un nouveau mot ainsi qu’une nouvelle coutume. Andréa, qui cuisinait beaucoup de fruits et légumes, prenait le soin de les laver abondamment, puis de les éplucher grossièrement au couteau de cuisine, et disposait ensuite le reliquat dans les poubelles derrière lesquelles son frère vivait. Pierre se nourrissait ainsi. “Viens vivre avec moi, me dit Pierre, ces bougres mangent plus de courgettes qu’il n’en faut pour me nourrir.” C’est ainsi que je me retrouvai à vivre sous les pins au fond du jardin de la résidence, là où seule Andréa se rendait parmi les habitants. Tous les soirs, nous accueillions les restes des Millon avec une joie non dissimulée, et nous nous délections de notre repas tout en nous moquant avidement de nos fournisseurs. Chaque fois que nous les voyions sortir de chez eux, leur mine était plus déconfite que la fois précédente. Je me souviens nous amuser à nous demander s’il existait une couleur plus pâle que le blanc, sinon quoi les Millon finiraient par devenir transparent et disparaitre.” La voix poussive de Claude s’éleva vers les aigus et il rentra son menton dans sa poitrine pour cacher son visage. Éloïse ne sut pas s’il riait de ces souvenirs, s’il s’en émouvait, ou si le récit se faisait tout simplement long pour ses capacités d’orateur. Après une courte pause, il reprit.

« En été, ils mangeaient dehors, et c’était de loin le spectacle le plus comique auquel j’eusse assisté. À chaque repas, au moins deux membres de la famille se fâchaient entre eux. Nous les imitions avec ironie, et nous débattions sur l’intérêt de persévérer à débuter chaque tablée tous ensemble, tout en sachant qu’elle finirait avec plusieurs chaises vides. Nous, avec Pierre, nous n’étions que deux, et nous n’avions pas de table, mais nous finissions toujours notre repas ensemble, en ayant passé un moment agréable. Une fois par semaine, une grande dame aux lunettes carrées venait rendre visite aux Millon pendant quelques heures. Andréa nous expliqua qu’il s’agissait d’une psychologue, qui venait pour aider la maîtresse de maison à lutter contre la dépression. Je demandai alors quel était ce métier dont je n’avais jamais entendu parler auparavant, et Pierre explosa de rire. “Tu vois quand t’es pauvre, tu parles aux gens pour essayer de leur soutirer un peu de monnaie. Eh bien quand t’es riche, tu donnes ton argent à des gens pour qu’ils te parlent. C’est là tout le paradoxe.” Pierre avait toujours plein de phrases toutes faites sur les personnes aisées que j’avais souvent du mal à comprendre. Je crois que le dédain qu’il avait développé pour eux l’empêchait parfois d’en parler simplement. “T’occupes va, c’est pas dans nos tarifs”, avait-il conclu, alors que je tentais de lui demander de plus amples explications. Mais moi, aussi heureux étais-je sous les conifères, et aussi malheureux les Millon avait-il l’air, je ne détestais pas la richesse. J’avais cet appétit envers la vie qui m’empêchait de me contenter d’un statu quo trop longtemps. » Claude marqua une longue pause, après une réponse qu’Éloïse n’avait pas envisagée aussi détaillée et émouvante. Il avait de nouveau rentré sa tête dans les épaules, le menton contre sa poitrine. « Demain, je te raconterai mon ascension », murmura-t-il.